Dans son ouvrage « La ville nouvelle de Tétouan (1860-1956) », Mostafa Akalay Nasser signe une étude dense et inédite sur un pan méconnu du patrimoine urbain marocain : l’Ensanche de Tétouan. À la croisée de l’histoire, de l’architecture et de l’urbanisme, l’ouvrage explore les dynamiques, les acteurs et les influences ayant façonné la ville nouvelle sous le protectorat espagnol.
Mobilisant une documentation rare, parfois inédite, l’auteur déconstruit l’idée d’un urbanisme colonial univoque, pour révéler un processus métissé où modèles européens et traditions locales s’entrelacent. Face à la fragilité croissante de ce patrimoine, il lance un appel clair à la préservation, dans une perspective où la mémoire partagée entre le Maroc et l’Espagne devient une ressource pour penser la ville contemporaine.
L’AUTEUR TÉMOIGNE
« J’ai cherché à articuler histoire de l’architecture, gestion urbaine et conservation patrimoniale, explique Mostafa Akalay. L’ouvrage analyse la première tranche de l’Ensanche, notamment le quartier de La Luneta ; et les dynamiques qui ont façonné cet urbanisme d’inspiration espagnole.
Basé sur des archives des deux rives, parfois inédites, le livre révèle l’ampleur d’un projet collectif où ingénieurs militaires, administrations, sociétés immobilières, colons européens et élites locales, juives et musulmanes ; ont œuvré ensemble.
Sous le protectorat espagnol, le nord du Maroc devint un terrain d’expérimentation urbain, modelé par les principes de la Ley de Ensanche de 1864. Les références à Cerdà pour Barcelone, Castro pour Madrid ou Cortázar pour San Sebastián impriment à l’Ensanche un urbanisme structuré : rues rectilignes, organisation fonctionnelle des espaces, faible hauteur bâtie. Pour autant, la monotonie est évitée. Le relief de Tétouan, les variations dans les façades, et l’organisation dense des îlots instaurent une diversité inattendue. Loin du labyrinthe de la médina traditionnelle, l’Ensanche introduit des tracés réguliers, des places dégagées, et une hiérarchie lisible des espaces.
Ici, la ville nouvelle se projette vers l’extérieur, ouvrant perspectives et monuments à la lumière. Plus qu’une greffe européenne, Tétouan incarne une hybridation où modernité et tradition s’entrelacent subtilement. L’architecture coloniale au Maroc, loin d’être une simple exportation, devient un métissage unique entre héritages espagnols, français et andalous.
UN PATRIMOINE EN PÉRIL
L’étude souligne l’urgence d’une prise de conscience : aujourd’hui, de nombreux immeubles de l’Ensanche sombrent dans l’oubli, victimes de l’usure, de la spéculation, ou d’une méconnaissance persistante. La documentation dispersée et la rareté des recherches sur ce patrimoine hispano-marocain rendent plus pressant encore le besoin d’initiatives de préservation et de valorisation.
REGARDS CROISÉS
La préface de Mohamed Métalsi et le prologue de Luc Gwiazdzinski introduisent l’ouvrage comme une contribution essentielle à la connaissance de l’architecture espagnole à Tétouan, encore peu explorée. Métalsi rappelle comment l’urbanisme colonial servit d’instrument de domination, tout en laissant une empreinte profonde, malgré les limites économiques de l’Espagne comparée à la France. L’Ensanche devient, sous sa plume, un témoignage vibrant de ces dialogues interculturels, oscillant entre orientalisme, Art déco rifain et néo-herrérien. Gwiazdzinski, quant à lui, salue la richesse méthodologique de l’auteur, fruit de sa triple culture arabe, hispanique et francophone. Il décrit Tétouan comme un laboratoire d’hybridation où se croisent styles architecturaux et récits de vie. Contrairement au modèle ségrégationniste français, l’urbanisme espagnol y dessine des espaces poreux, favorisant les échanges entre médina et ville nouvelle.
Au-delà de l’architecture, l’auteur interroge les usages, les temporalités, l’éclairage, les modes de vie, offrant une lecture sensible et vivante de l’espace urbain. Plus qu’un plaidoyer pour la sauvegarde, ce livre se pose en manifeste pour un patrimoine partagé, cosmopolite et éclectique.
UN HOMMAGE PERSONNEL
Le livre est dédié à Esperanza, surnommée Tita La Cántabra, disparue en 2013, ainsi qu’à Nassim Akalay González, son fils et alter ego intellectuel. L’auteur exprime également sa gratitude à José Maria Lizundia, éditeur du livre en espagnol, et rend hommage à Fouad Akalay (1958-2024), architecte émérite et fondateur du Groupe Archimedia, pour son soutien moral durant l’écriture de ce livre.

MOSTAFA AKALAY NASSER
Docteur en histoire de l’art de l’Université de Grenade et urbaniste formé à Paris VIII, à la Sorbonne et à l’École des Ponts et Chaussées, Mostafa Akalay Nasser dirige aujourd’hui l’École Supérieure des Métiers de l’Architecture et du Bâtiment à l’Université Privée de Fès.
Spécialiste de l’histoire urbaine, de l’interculturalité et de la gestion patrimoniale, il poursuit une œuvre rigoureuse, ancrée dans une lecture sensible des espaces et des cultures croisées.