L’architecture au temps du corona

Marc Gossé est architecte-urbaniste et professeur honoraire de l’Institut d’architecture La Cambre à Bruxelles (aujourd’hui Faculté d’architecture La Cambre-Horta de l’ULB). Il est associé au bureau Synergy-international, à Bruxelles au sein duquel il développe une approche anthropologique de l’architecture et des projets marqués par le concept de métissage.


Il nous confie une stimulante réflexion sur les défis posés à l’architecture et révélés par la crise sanitaire. Inspirée par l’évolution anthropo-darwinienne, il nous propose une alliance culture-nature qui réinscrirait l’architecture dans l’écosystème « terrestre » pour atteindre un universel basé sur la biodiversité et une diversité culturelle qu’il qualifie de « quantique ».

Comme lors de toutes les périodes de crise, celle du Coronavirus révèle les défis et les changements profonds en cours dans la globalité du monde, du fait-même de sa nature universelle. La pandémie est d’évidence une conséquence directe ou indirecte -son étude approfondie tranchera- du dérèglement climatique et de la crise multidimensionnelle qui impactent l’ensemble des composantes de notre milieu de vie.

La pandémie a amené les Etats du monde entier à privilégier la santé au détriment de l’économie et de la culture, par un confinement des communautés et une violence étatique restreignant considérablement les libertés : on pourrait appeler ce nouvel ordre : l’ordre sanitaire. Cet ordre nous promet d’être provisoire et de restaurer l’ordre « libéral » précédent, alors qu’une mutation écologique s’impose, que nous révèle paradoxalement le confinement, par son opportunité à la méditation, à la réflexion et à l’innovation. Cet ordre s’applique néanmoins de manière différente et graduelle suivant la géographie, le régime politique et la gravité de la contagion virale. L’urgence de la mutation est donc plus ou moins fortement ressentie selon le contexte climato-économique et culturel local, même si au niveau global la pandémie -par définition planétaire- devrait nous faire « penser global et agir local ».

A l’issue de la crise multi-dimensionnelle actuelle et notamment de la crise sanitaire, notre capacité à proposer un vivre-ensemble qui tienne compte du caractère diversifié de nos composantes culturelles et écologiques sera déterminante. Quelle forme plus ou moins bâtie lui donner ? La mesure sanitaire la plus efficace dans la lutte contre le Covid-19 -en attendant les effets de la vaccination massive mondiale- est ce qu’on a appelé le « confinement », une sorte d’enfermement dans l’intime, dans le privé, « à la maison » -en termes d’architecture. Ce confinement auquel sont contraints la plupart des pays n’est qu’une métaphore ou la prémisse d’un confinement existentiel qui ne s’éteindra pas avec l’extinction de la pandémie. Celle-ci n’est d’ailleurs pas prête d’être vaincue, car les virus « variants » -en bons élèves de l’évolution- résistent eux aussi en mutant aux politiques sanitaires et aux vaccins espérés, mais produits en « mode pénurie » par une industrie pharmaceutique qui ne voit pas de grandes possibilités de profits s’ils devenaient « génériques ».

En réalité, le confinement existentiel qui est en jeu sur le long terme est celui que nous impose l’écosystème limité de la noosphère terrestre -ce que d’aucuns appellent « Gaia »- qui est depuis des millions d’années une production du vivant, dans lequel l’espèce humaine a pris une place active prépondérante, malheureusement – surtout durant ces tous derniers siècles- destructrice, par la pollution, la déforestation et la baisse drastique de la biodiversité. Au lieu de penser la Terre comme surface inerte ou l’environnement comme contexte qui nous abrite, Gaïa nous questionne et nous interpelle de manière violente si l’on prend la mesure du défi écologique, géopolitique et existentiel qu’il nous faut affronter. Nous sommes tous « confinés » -avec les plantes et les animaux, y compris les bactéries, les microbes et les virus- dans une mince pellicule terrestre de quelques kilomètres où la vie biologique est possible. Sans cette potentialité, aucune vie spirituelle ne l’est pas non plus.

Selon Bruno Latour, les enjeux sont colossaux car il faudrait non seulement adapter notre vision du monde, mais changer aussi radicalement nos pratiques. Dans son dernier livre « Où suis-je » (1) , il décrit le confinement auquel la pandémie nous a contraints : « En me réveillant, écrit Latour, je me mets à ressentir les tourments subis par le héros de Kafka, dans sa nouvelle La Métamorphose, qui pendant son sommeil s’est transformé en blatte, crabe ou cancrelat ». Le confinement s’est généralisé et confondu avec le changement climatique pour signifier la chape de plomb tombée sur notre avenir, celui d’un devenir-blatte, c’est-à-dire d’une métamorphose, d’une mutation, d’un métissage inéluctable. La catastrophe sanitaire nous oblige non seulement à reconnaître notre ignorance -malgré les avancées médicales et biologiques- mais à revoir notre appréhension du monde, à « atterrir(2) » dans la complexité du vivant et la particularité de son espace.

Avant tout le monde, les partisans du néolibéralisme ont compris que la catastrophe était une opportunité politique pour promouvoir leur modèle économique basé sur une pseudo rationalité de l’individu. Naomi Klein (3) a montré qu’en provocant ou profitant d’une catastrophe politique, économique ou naturelle, les économistes de l’école de Chicago(4) ont su imposer avec succès leur idéologie néolibérale basée sur ses trois postulats « dégraissage de l’état-privatisations-suppression des protections sociales », malgré les résultats terribles de leur politique caractérisés par plus de richesse et de pouvoir pour quelques-uns et plus de pauvreté et moins de démocratie pour la majorité, mais aussi une dégradation dramatique de notre milieu de vie.

Ce sont ces mêmes forces qui ont refusé contre toute évidence durant la même période la réalité du réchauffement climatique, en développant de violentes et coûteuses campagnes de dénigrement des rapports alarmistes du GIEC et favorisé le sentiment climatosceptique dans la population, maintenue dans l’ignorance, le déni et une réalité virtuelle amplifiée par des réseaux sociaux volontairement incontrôlés (aux mains d’entreprises multinationales privées, les GAFAM). C’est en toute connaissance et toute conscience que ces « élites » ont menti sur l’état du monde et tenté de cacher pendant des décennies les risques majeurs que le réchauffement climatique provoqué par l’activité humaine « carbonée » faisait courir au maintien de la vie sur la planète, y compris pour la survie de l’espèce humaine. Ont-elles sciemment décidé -sachant qu’il n’y aurait d’ici peu (dans moins d’un siècle) plus de vie possible pour tout le monde dans notre biosphère- de se débarrasser de tous les obstacles de solidarité, par la dérégulation, pour se ménager une porte de sortie exclusive dans un monde séparé où se concentreraient d’un côté les super-fortunes, la sécurité sanitaire sur des îles paradisiaques, d’un autre côté la pauvreté, les catastrophes climatiques et l’instabilité sanitaire ?

Déjà en 1992 le président Bush (père) déclarait à Rio : « Our way of life is not negociable », ce que le climatosceptique Trump confirmera par son « America first » et en se retirant de la COP21 sur le climat à Paris en 2015. En 2020, Johnson choisit également de fermer le Royaume Uni aux migrants polonais et décide le Brexit : en quête d’un nouvel empire, il plagie opportunément Churchill : « Entre l’Europe et le large, nous choisirons toujours le large ». Selon Bruno Latour (5) , la métaphore du Titanic peut être éclairante : « les classes dirigeantes comprennent que le naufrage est assuré ; s’approprient les canots de sauvetage ; demandent à l’orchestre de jouer assez longtemps des berceuses, afin qu’ils profitent de la nuit noire pour se carapater avant que la gîte excessive n’alerte les autres classes ». Elon Musk, le patron de TESLA et SpaceX a-t-il en tête la même stratégie quand il propose de créer une colonie humaine sur Mars pour une nouvelle colonisation par les super-riches ?

Bruno Latour voit la pandémie du Corona comme une crise emboitée dans la mutation climatique et le confinement comme une répétition générale du confinement auquel nous devrons nous acclimater au sein de la noosphère terrestre. Au lieu de penser la Terre comme surface inerte ou l’environnement comme contexte qui nous abrite, le philosophe nous invite à considérer le défi écologique, géopolitique et existentiel qu’il nous faut affronter. Nous sommes tous définitivement « confinés » -avec les plantes et les animaux, y compris les bactéries, les microbes et les virus- dans une mince pellicule terrestre de quelques kilomètres où la vie biologique est possible.

Mais au-delà de ce constat, il nous faut intégrer une pensée vertigineuse : notre réalité -notre corps et son existence vivante- est bien plus complexe -plus différente même- que sa description physique galiléenne, newtonienne ou cartésienne : notre identité n’a pas de limites précises et fixes avec les autres éléments « actants » du vivant : nous sommes un nuage aux limites et contours flous qui ne vit que grâce à d’innombrables « parasites ». Car qu’est-ce qu’un corps « humain », si le nombre des microbes, bactéries ou virus nécessaires à son entretien dépasse largement le nombre de ses cellules propres ? Au lieu de comprendre une réalité à partir des seuls humains, il s’agit de tenir compte des non-humains : des microorganismes, des animaux, des objets, des techniques, des lieux et des discours qui la constituent. Cette approche terrestre « métaphysique » doit penser leur totalité comme un réseau aux multiples (inter)actions.

Cette complexité « terrestre » est aussi à l’œuvre dans des ensembles à différentes échelles : familles, communautés, nations, continents… Elle invite à une réflexion sur les questions d’échelle et d’autonomie, au niveau spatial. De ce fait, les enjeux spatiaux ou architecturaux de demain -en rapport avec la crise actuelle- doivent rencontrer la complémentarité complexe entre culture et nature. Et dans ces deux dimensions du principal défi civilisationnel contemporain, la diversité est essentielle – diversité culturelle et biodiversité.

Les territoires, l’environnement urbain et l’architecture contemporaine sont aujourd’hui confrontés au défi d’une uniformisation induite par la mondialisation ou à celui d’un particularisme identitaire réducteur. Les enjeux écologiques sont eux aussi devenus majeurs pour l’architecture, avec les menaces du réchauffement climatique et l’augmentation des pollutions environnementales diverses. Mais ces enjeux ne gomment pas la dimension culturelle centrale de l’architecture. La discipline architecturale n’est pas discursive, mais métaphorique. Sa spécificité réside dans les rapports signifiants -donc culturels- qui lient par le projet les deux univers de la conception architecturale : celui de la réalité et celui de sa représentation. Le sens d’une architecture se crée par le passage d’un univers à l’autre, d’un niveau de conception à un autre, d’une échelle à l’autre. Dans ce glissement s’ouvre un choix pour le professionnel, qui est un choix éthique et culturel qui demande à l’architecte, à l’urbaniste, au paysagiste, … un décentrement dans la communication avec l’autre.

Suite à la « distanciation sociale » et au #jerestealamaison imposés par la pandémie, on se rappellera la célèbre « bulle » proxémique imaginée par Edward Hall (6) pour décrire la dimension subjective qui entoure quelqu’un et la distance physique à laquelle les individus se tiennent les uns des autres selon des règles culturelles subtiles. Mais on a trop souvent oublié, durant la crise sanitaire, sa dimension anthropologique, sa complexité et sa contextualité (7) .

L’architecture au sens large est une discipline fondamentalement culturelle ; elle met en jeu le caractère anthropologique de nos spatialités et les processus de conception et de production qui les matérialisent. Les cultures ne sont pas des « donnés » de l’histoire des sociétés mais le processus-même de leur histoire. Ce processus, de par le fait-même qu’il associe réalité et représentation du monde, est un processus de métissage permanent.

Ce métissage n’est pas un simple syncrétisme, un mélange de plusieurs formes culturelles, un assemblage éclectique : le métissage est créateur de nouveauté à travers une « culture de la disparition (8)» comme le montre Serge Gruzinski. Les mécanismes de ce métissage sont particulièrement éclairants pour la production architecturale : mélanges, substitutions, réemplois, réactivations, détournements, références… condamnent toute idée d’autonomie au profit de l’idée de reliance, de relation, de charnière, de connexion entre les différents domaines et dimensions de l’architecture. C’est ce que nous avons appelé un « archimétissage (9)», la construction d’une identité nouvelle, ouverte et relationnelle, qui se souvient sans reproduire le passé « mais à sa continuation sous des formes nouvelles » comme le disait Françoise Choay.

Tout mouvement artistique procède par une sorte de distillation ou d’essentialisation (comme l’huile essentielle) permanente, d’une évolution « darwinienne » à partir d’un métissage qu’on peut qualifier de processus de résistance et d’émergence de modernité. Ce processus est-il la manifestation d’une irrésistible uniformisation des cultures ou celle d’un processus de diversification ? L’évolution darwinienne est-elle diversificative ou uniformisatrice ? A priori, dans sa structure en arbre et sur la longue durée, elle est diversificative suivant une vision macroscopique générale. L’espèce humaine serait ainsi parmi les dernières branches de l’arbre de l’évolution. Mais du point de vue microscopique, cette branche -que l’on pourrait qualifier de « quantique » – de l’évolution serait celle d’un métissage interne. En réalité chaque étape de l’évolution des espèces présente probablement des processus de métissage avant l’apparition de nouvelles espèces. On aurait donc à faire, comme en physique, au double processus de métissage général et de métissage quantique.

L’architecture contemporaine est avec raison marquée par l’exigence écologique, mais ce critère ne ferme pas la question culturelle de la forme architecturale. Le « passif » architectural à la mode menace même de devenir une nouvelle idéologie et fait courir à l’architecture un risque d’inappropriation, car il ne prend pas assez en compte les conditions d’usage, en privilégiant une démarche technicienne. La culture dans son acception anthropologique est en effet aussi importante que l’écologie de la nature.

Comme pour la question de la biodiversité aujourd’hui en danger, l’« écologie culturelle » estelle victime d’une réduction périlleuse ? La variété des formes de vie sur terre (génétique, spécifique et écosystémique) semble être en diminution à cause la destruction et la contamination des milieux naturels (par la déforestation et l’urbanisation), de la surexploitation par l’homme des ressources naturelles, de l’introduction abusive d’espèces d’un milieu à l’autre et du réchauffement climatique. Du fait de l’intervention humaine, la biodiversité serait donc en danger et mettrait l’espèce humaine elle-même en danger, elle qui a besoin d’une biodiversité écosystémique. Mais la nature n’a-t-elle pas plus d’un tour dans son sac et ce qui nous semble une perte de macro-diversité n‘est-elle pas compensée par une invisible hyperdiversification quantique ?

De nombreux chercheurs (10) montrent que -pour l’espèce humaine- l’évolution est à la fois biologique et culturelle et qu’il y avait plusieurs espèces humaines qui se partageaient la Terre : les Néandertaliens en Europe, les Dénisoviens en Asie et les Sapiens en Afrique. Elles échangeaient des techniques et des gènes – aujourd’hui, la diversité des populations provient en partie de gènes captés par hybridations multiples avec ces espèces sœurs. Les populations sapiennes (notre espèce), sorties d’Afrique, sont parties à pied et en bateau à la conquête du monde jusqu’en Australie et aux Amériques, avant de chasser les Néandertaliens d’Europe. Mais elles se sont métissées durant ces longues périodes de nomadisation. Des chercheurs de l’Institut Max Planck émettent même l’hypothèse que la diversité de notre héritage génétique expliquerait les différences continentales de résistance au Coronavirus. Les malades du Covid-19 portant un segment d’ADN de Neandertal, hérité d’un croisement avec le génome humain il y a quelques 60.000 ans, seraient plus à risques de complications sévères de la maladie, selon ces chercheurs.

En somme, l’évolution bio-culturelle suivrait le même processus de métissage que décrit Gruzinski, pour aboutir à des formes particulières et uniques, chaque fois différentes selon le lieu et les composantes métissées de leur histoire, et cependant universelles au sens de la « mondialité » chère à Edward Glissant (11) , selon laquelle toute identité s’étend dans un rapport à l’autre. Et ce processus aurait une dimension globale, macro-générale ou « générique » et une dimension locale, micro-contextuelle ou « quantique », à l’instar de la matière, régie par les lois de la relativité générale et quantique.

Pour Amin Maalouf (12), notre identité ne peut se réduire à une seule culture, mais à des appartenances culturelles multiples que nous activons à tour de rôle selon les circonstances. Cette lecture de la complexité identitaire rejoint l’idée d’un métissage des cultures, comme processus de résistance et d’ouverture, d’appartenance et de libération consécutives.

L’architecture procède à des emprunts, des hybridations, des métissages ou des créolisations de sens, de symboles, de types et de formes empruntées à des écosystèmes culturels divers, résultant eux-mêmes de métissages culturels et anthropologiques. L’imagination procède également par extraction et dépassement d’un imaginaire préexistant. « Toute pensée nouvelle naît dans les formes anciennes, déjà là, disponibles ; même celle qui se veut initiatrice de rupture », dit Georges Balandier (13) . En même temps, Balandier considère qu’un détour par des cultures « autres » nous permet « de mieux nous voir tel que nous devenons, dans les grandes catégories qui nous organisent : le corps politique, la division des sexes, la ruse politicienne, le techno-imaginaire, l’art nouveau ou les logiques de l’information et de la communication ».

Au niveau quantique, l’évolution ne se fait pas par séparation en structure arborescente, mais par la création de « nœuds » ou de « greffes » qui donnent naissance à de nouvelles « pousses » qui réunissent les caractères des branches « métissées ». Il s’agit donc d’une transition qui du point de vue de l’évolution générale semble une diminution de la diversification, mais qui procède au niveau quantique à un enrichissement « généticoculturel » et pas à une menace envers la diversité.

L’imaginaire architectural, par le biais du projet d’architecture, puise dans le répertoire des formes possibles, dans l’espace et dans le temps -dans l’histoire de l’architecture et ses contextes territoriaux- les symboles de l’identique et de la différence. Ce processus créatif évolutif procède par différents types de métissages : référentiel, historique ou patrimonial, culturel.

ARCHIMETISSAGE RÉFÉRENTIEL

Maison aux 6 colonnes, UCCLE/bruxelles

Mon ami et ex-collègue à la Cambre, Marcel Pesleux faisait faire à ses étudiants un exercice qu’il appelait « à la manière de… ». Cet intéressant moyen pédagogique consistait à concevoir un projet d’architecture à la manière d’architectes célèbres comme Palladio, Le Corbusier ou Eisenmann. On peut également réaliser un projet en faisant référence -par citations- à certains architectes.

Dans la maison « aux 6 colonnes », à Saint-Job, tout en respectant la morphologie générale d’une maison entre-mitoyens bruxelloise, j’ai fait de multiples citations comme : Palladio dans le séjour-véranda du rez-de-chaussée ou Luis Barragan dans l’escalier qui conduit au 1er étage. Dans la cloison de la salle de bain de la même maison, j’utilise également un « moucharabieh » importé de Marrakech, imitant encore la démarche de Barragan s’inspirant de l’architecture marocaine.

ARCHIMETISSAGE HISTORIQUE

Projet Monnaie, Bruxelles

Le métissage peut également être transhistorique ou patrimonial, c’est-à-dire marier de manière hybride une architecture du passé et une écriture contemporaine « moderne ». A de nombreuses époques, ce type de métissage a été la règle, comme dans les cathédrales commencées en style roman et continuées en gothique ou en baroque. Aujourd’hui et au-delà des concepts de conservation patrimoniale, de restauration ou de rénovation qui impliquent l’actualisation (notamment du point de vue confort) d’une architecture existante, il s’agit d’explicitement proposer un dialogue entre deux architectures appartenant à des temporalité différentes. Ainsi, dans le projet Monnaie/Fossé-aux-Loups (Projet Synergy-international), au centre de Bruxelles, nous avons choisi un dialogue franc entre les maisons traditionnelles existantes (essentiellement restaurées) et une extension en hauteur par l’ajout d’appartements à l’esthétique résolument contemporaine.

ARCHIMETISSAGE CULTUREL

Espace Magh

Ce type de processus est le plus emblématique des catégories de métissages. Il consiste à mélanger, hybrider, métisser les caractères morphologiques et esthétiques de cultures différentes dans un projet, pour proposer une stylistique particulière, socialement reconnue et parfois nouvelle, relativement originale. C’est le cas de nombreuses traditions architecturales savantes ou vernaculaires qui sont le résultat d’influences diverses, mais ont été appropriées par les populations et reconnues comme cultures spécifiques.

Dans le champ de la production contemporaine d’architecture, ce métissage conscient ou inconscient est souvent la norme. Comme nous l’avons montré, l’imaginaire puise dans le champ de l’existant les germes de l’innovation.

Exemple : l’« Espace Magh » (14), un centre culturel au cœur de la ville de Bruxelles destiné à réaliser un dialogue culturel entre populations « belges » et « immigrées » d’origine arabomusulmane. Il est considéré par ses promoteurs comme un outil d’intégration et de lutte contre la pauvreté à travers la culture. De ce fait, l’intervention proposée sur un bâtiment existant fait explicitement mais subtilement référence à l’architecture arabo-musulmane, en introduisant quelques éléments archétypaux de cette tradition, comme une gamme de couleurs spécifiques, une évocation du patio domestique ou de la ruelle médinale, ou encore une fontaine décorée aux zéliges.

VILLA 2T (RODRIGUES -OCEAN INDIEN)

Le second exemple est une maison à Rodrigues (une île voisine de Maurice), qui reprend la typologie de la maison traditionnelle « créole », composée d’une salle centrale flanquée de deux ailes, formant un U, au creux duquel se déploie une véranda (appelée en créole « varangue », élément important de socialisation et de confort climatique). Dans ce projet, j’ai introduit un élément « palladien » -un patio- projetant la varangue en quatrième face du patio et refermant le U. Cette disposition offre plus de flexibilité et de privacité aux espaces extérieurs (couverts ou non) et une possibilité de nomadisme saisonnier dans la maison.


(1) Bruno Latour, « Où suis-je ? » Ed. Les empêcheurs de tourner en rond, 2021

(2) Selon B. Latour dans « Où atterrir » Ed. La découverte, 2017
(3) Dans « La stratégie du choc ; la montée d’un capitalisme du désastre » Editions Actes SUD, 2008
(4) Le prix Nobel Milton Friedman a fait durant quatre décennies des émules à la banque mondiale, au fond monétaire International, à la Présidence des Etats-Unis, à l’Organisation Mondiale du Commerce et jusqu’au sein de l’Union Européenne (qui a tenté d’inscrire le néolibéralisme comme pierre angulaire de sa “Constitution”).
(5) Dans « Où atterrir » Ed. La découverte, 2017)

(6) Dans « La dimension cachée » Ed.Points, 1978
(7) Selon Marius Gilbert (chercheur en épidémiologie à l’ULB) nous avons aujourd’hui, pour vivre malgré le Covid-19 « les moyens de définir le risque (…) en fonction de son contexte, de son lieu, des caractéristiques de ventilation et de sa durée » (Le Soir du 12/04/2021).

(8) Serge Grusinski « La pensée métisse » Ed.Fayard, 1999
(9) « L’architecture, entre contexte et mondialisation » A+E Architecture et
environnement, n° 8, 2016
(10) Comme Pascal Picq dans « Sapiens face à Sapiens », Flammarion, 2019)

(11) Edouard Glissant in « Le tout monde » Gallimard, 1995 et « Poétique de la Relation », 1990
(12) Amin Maalouf dans « Les identités meurtrières », Ed. Poche 1998
(13) Georges Balandier dans « Le détour » Fayard, 1985

(14) Publié par A+E #8, 2016

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