Mehdi Qotbi expose à la Fondation Attijariwafabank (Casablanca) et à la CDG (Rabat). Il met à l’honneur l’art du tapis, en hommage à sa mère.
« L’enfant ne quitte jamais l’homme », disait le poète. Chez Mehdi Qotbi, il l’habite constamment. Ainsi lui donne-t-il cette faculté d’émerveillement pour toute chose qui va illuminer son regard, son sourire, tout son être…, ainsi que son geste pictural. Celui-ci s’élance en une effusion généreuse et gracieuse d’entrelacs de lettres arabes, dans une écriture-peinture dont « le visible et non le lisible », comme dit lui-même Qotbi, conduisent vers un sens profond qui anime et transcende le tableau.
A l’émerveillement se lie la passion. Mais l’enfant est toujours là. Il court et cabriole dans un champ luxuriant baigné de soleil, trace des lettres sur les fleurs, les troncs d’arbre et leurs feuilles, sur le vent, les tapis d’herbe…
C’est l’enfant qui, rentrant de l’école, se plongeait dans l’observation de sa mère œuvrant sur le métier à tisser. « C’était ma distraction unique. Elle confectionnait des tapis pour la maison et d’autres pour les revendre, raconte Qotbi. Elle créait des formes spontanément.». Il contemplait l’agilité de ces doigts maternels exécutant cette chorégraphie répétitive, doigts de fée dessinant dans leur sillage un monde onirique de figures et de couleurs. « Le bruit du peigne à tapisser composait un son qui caressait mon oreille prise par la musique, tandis que mon regard était saisi par le rythme des mains», explique Qotbi une étincelle dans les yeux, sa main s’immobilisant dans l’air pour préciser le souvenir de ces moments où résonne aussi l’indicible. Puis il se lance avec amour dans la description de sa mère, « d’une grande intelligence, très fine, belle, vivace, passionnée, adorant recevoir ». Il poursuit : « Nous étions de milieu modeste. Elle empruntait de l’argent pour nourrir les invités. Lorsque plus tard mes moyens m’ont permis de l’aider, sa générosité n’a fait que s’amplifier. Elle était curieuse de tout, et bien qu’analphabète, parlait couramment le français.»
C’est à l’âge bien adulte que Mehdi Qotbi « redécouvre », comme il dit, sa mère, ce qui l’amène à lui rendre hommage par ses toiles les plus récentes, sur le thème du tapis. Il retisse ainsi les liens plus certains et plus solides du fils qui maternalise sa génitrice, retraçant la ligne du cordon en insufflant l’amour filial absolu dans les arabesques de l’écriture sacrée, qui entrelacent et lient les lettres entre elles, s’enroulent pour se fixer comme les fils de laine tapissés, pour entrevoir et saisir entre les lignes le sens UN à travers le multiple, l’illimité, l’insensé d’apparence, le sens profond dans cet océan foisonnant qui est la source créatrice. Qotbi se ré-enfante, se réinvente, renaît, « réécrit » à l’infini, dans ce flux abondant évoquant la générosité maternelle, flux miraculeux qui embrasse l’univers, dans l’euphorie et l’ivresse mystique, vers la destinée ultime.
INCESSANTE RENAISSANCE
Ainsi est la peinture de Qotbi. Elle dialogue avec la création, la procréation, la musique, la danse, le sacré. Elle est un dhikr incessant, une invocation ressource. Comme pour rendre grâce à Dieu qui l’a « gâté à tous points de vue en veillant sur lui », dit-il, qui l’a aidé à transformer ou à noyer certaines souffrances, vécues aussi durant son enfance, dans l’art, la réussite, la capacité à pardonner, de grandes amitiés, l’amour dont il fut entouré dès l’âge adulte… Dieu qui l’a aidé à devenir un homme radieux et à retrouver son pays après la rupture douloureuse l’ayant conduit à vivre plusieurs années en France, où il continuait d’entendre la musique du métier à tisser qui le rappelait, avec à son chevet les chansons d’Um Kalthûm augurant ses journées, mise à part celle du vendredi où il écoutait le Coran.
Le lien puissant entre l’écriture et la tapisserie a été décrit par l’illustre islamologue Ibrahîm Titus Burckhardt: les fils de la chaîne immobile du métier à tisser tendus verticalement, dimension de l’axe polaire, et la trame qui les unit horizontalement par le va-et-vient de la navette, mouvement rappelant l’écoulement des cycles…
Croix des axes cosmiques apparentée à celle de l’écriture, dont le mouvement horizontal ondulé correspond à la dimension du devenir et du changement se déployant dans la projection verticale de l’essence immuable. Nous pourrions dire que celle-ci est composée de rayons de lumière (tendus comme les fils de la chaîne) par lesquels l’écriture sacrée arabe est descendue, s’est révélée, apportant la lumière sur le sens et le nom de toute chose.
Qotbi, lui, a une image du métier à tisser qui ne s’éloigne pas de ces mêmes visions : « les fils de la chaîne s’apparentent à des cordes tendues verticalement d’un instrument de musique (comme la harpe), la navette glisse comme une portée musicale… ». Et de la partition qui lui en est inspirée sur sa toile, lui seul détient la clé. Lorsque la ligne de la lettre s’enroule en cercle, en ovale, parfois en petites figures géométriques, pour éclore de nouveau en élancés entraînant vers le « devenir », ou hampes verticales marquant les mesures magistrales de la variation, la couleur se concentre au niveau de ces enclos, en éclats d’or ou bordeaux capturés du ruissellement de l’aube, ou perles saphirs cueillies de nuits bleutées, ou fragments de manuscrits miroitant la douce lueur dorée des enluminures… La chevauchée littérale répand tout autour de ces coraux des traînées de lumière subtilement distillée, celle où la nature est en rêverie somptueuse, ou celle joliment tamisée des vitraux. Par certaines nuits, la lettre se dédouble pour se profiler en rayons lunaires, et la ligne se fait plus arrondie ou spiralée, la danse est plus lente et plus douce, circumanbulation nocturne.