ICOMOS Maroc vient de renouveler son comité national. Son nouveau président, Aboulkacem Chebri a déjà entamé l’exécution de sa feuille de route, appelle à une stratégie du patrimoine et une politique culturelle claire. Il défend l’idée que « Le patrimoine est une affaire de société » et veut élargir la base des adhésions. Nous nous sommes entretenus avec lui.
A+E // Tous nos lecteurs ne connaissent pas ICOMOS. Pouvez-vous nous en dire plus sur cette organisation mondiale ?
Aboulkacem Chebri : « Créé officiellement lors de l’assemblée générale constitutive réunie à Varsovie en Juin 1965, sur proposition de l’UNESCO, l’ICOMOS est une ONG internationale, ouverte à toutes les disciplines et sensibilités intéressées de près ou de loin par le patrimoine. Etant à l’origine de sa fondation, les architectes et techniciens des monuments historiques sont généralement le profil le plus dominant au sein des comités nationaux et instances dirigeantes, bien que d’autres spécialistes ne soient pas moins représentés. Dans le cas du Maroc, depuis la création du Comité National vers la fin des années 90’s, se sont côtoyés architectes, ingénieurs, urbanistes, archéologues, ethnologues, topographes et autres spécialistes ».
A+E // Les membres d’ICOMOS Maroc viennent d’élire leur nouveau bureau. Pouvez-vous nous donner les grandes lignes de sa composition ?
A.B : « Le bureau actuel, élu en février 2022 et composé de onze membres selon les statuts, ne fait pas exception et l’on y trouve une mosaïque de métiers : architecte, archéologue, ingénieur, topographe géomètre, médiateur culturel et spécialistes du patrimoine en général. Les membres du bureau sont des acteurs associatifs, sur le plan national mais également international, fins connaisseurs du patrimoine, tous et toutes avec un cumul considérable d’expérience et d’expertise, chacun dans son domaine d’intérêt. Si le bureau-fondateur était dirigé par un architecte, puis plus tard par un ethnologue, l’actuel a élu à sa tête un archéologue : un changement dans la continuité ! Ce cumul et cette diversification de profils s’annoncent de bon augure, même si aucun membre du bureau sortant ne pouvait se présenter candidat, pour des raisons statutaires.
Quant aux membres du comité national, ils représentent des spécialités différentes, qui ne sont pas forcément censées être directement liées au patrimoine. Notre comité national reste d’ailleurs ouvert à l’adhésion de tous les profils, y compris du monde des affaires ».
A+E // Quelles sont les grandes lignes de la feuille de route de ce nouveau bureau ?
A.B : « Le bureau actuel, élu sur un mandat de trois ans, a une lourde tâche de relever les défis de post pandémie pour redémarrer après deux années creuses à l’échelle planétaire. Animé du principe du changement dans la continuité, le bureau part d’abord sur la base d’une stratégie de communication, du partage et de la diversification des activités, au niveau thématique aussi bien qu’en matière d’équité régionale. Le patrimoine couvre toute la carte du Maroc et il faut que tous les coins du pays et toutes les composantes du patrimoine se retrouvent dans nos actions, qu’il s’agisse d’activités scientifiques et de sensibilisation (congrès, conférences, expositions, ateliers de formation, sorties médiatiques…), ou d’actions concrètes sur le terrain, avec des partenaires (inventaire et classement des monuments, projets de restauration et de réhabilitation, promotion du tourisme culturel et stimulation des investissements économiques…). Au-delà de son aspect identitaire et de cohésion sociale, nous aspirons à ce que tout le monde prenne sérieusement le patrimoine comme un des tous premiers piliers d’un développement intégré, durable et ami de l’environnement. Si ce sont les spécialistes qui doivent le gérer, le patrimoine est néanmoins l’affaire de toute la société.
Travaillant en concertation avec tous les membres du Comité National et en partenariat avec les autorités compétentes, les élus et la société civile, le bureau aborde le patrimoine dans sa diversité thématique et régionale. Le patrimoine rural et naturel et les métiers patrimoniaux liés à la femme méritent une attention particulière, en parallèle avec l’intérêt au patrimoine urbain, l’immatérialité du patrimoine matériel, les défis du changement climatique, l’économie du patrimoine et la position des villes inscrites sur la liste du patrimoine mondial tenue par l’Unesco. Loin de tout jugement de valeur, ICOMOS-Maroc ne relègue pas au second plan le patrimoine national au profit du patrimoine mondial bien qu’il s’y intéresse fermement ».
A+E // Sur le plan interne, comment allez-vous faire entendre la voix de ICOMOS Maroc auprès des institutions ?
A.B : « Œuvrant dans l’étroite ligne des statuts et principes d’Icomos-International et se positionnant comme un des organismes fédérateurs de la scène patrimoniale, Icomos-Maroc ne peut mener à bien son devoir national sans une collaboration étroite et surtout crédible avec les autorités marocaines, à leur tête le Ministère chargé de la Culture, celui du tourisme, entre autres, les autorités locales, les élus, les institutions scientifiques et universitaires, et les fondations et organismes partageant les mêmes intérêts.
Capitalisant les anciens acquis dans ce sens, le bureau actuel va militer pour que l’Icomos-Maroc soit véritablement un des acteurs dans l’élaboration d’une, ou des stratégies du patrimoine émanant des politiques publiques dans le domaine culturel. Si le Ministère de la Culture a souvent été un bon partenaire, nous jugeons la situation actuelle au département plus favorable à une meilleure collaboration, pour le bien de notre patrimoine et de notre pays. Les bonnes intentions et les bons projets n’ont jamais manqué chez nous, cependant, en l’absence d’une stratégie du patrimoine et de politiques culturelles, le Maroc connait beaucoup de chutes et de pertes. Le dernier rapport très détaillé du Conseil Economique et Social sur la gestion du patrimoine a eu le courage de dire les choses comme elles le sont en réalité, côté positif et revers négatifs, et, avait émis des propositions constructives, contrairement au rapport de synthèse du Nouveau Model de Développement qui laisse à désirer.
Dans ce sens, des propositions sont prévues auprès des départements gouvernementaux, les autorités locales et les conseils communaux, et ce, dans différentes communes rurales, urbaines et régionales du Royaume. Il en sera de même avec des institutions universitaires et scientifiques, comme pour des fondations, des promoteurs et des associations confirmées sur le champ patrimonial et culturel. Comme toute ONG, Icomos-Maroc agit en complémentarité avec les pouvoirs publics, sans toutefois lésiner sur la critique constructive quand il le faut. Le patrimoine est une affaire de tous, et, bien qu’il soit vulnérable, c’est une ressource économique intarissable qui doit profiter à tous les citoyens. De ce fait, il faut absolument commencer par revisiter notre système éducatif, médiatique et culturel, puis organiser et statuer le secteur du mécénat culturel pour pouvoir stimuler des actions oh combien importantes et profitant aux entreprises comme à l’Etat et aux citoyens. Actuellement, il existe une grande confusion entre le mécénat et le sponsoring alors qu’ils sont, dans la pratique et la philosophie, quasi diamétralement opposés.
Et puisque toute sauvegarde, investissement et promotion du patrimoine passe d’abord par une protection juridique. Nous estimons primordiale l’intensification des propositions d’inscription et de classement comme patrimoine national de beaucoup de sites et bâtiments historiques, pour atténuer les inégalités régionales de la carte archéologique et patrimoniale d’un Maroc millénaire et où tout coin est un trésor patrimonial. Dans le patrimoine, il n’existe pas un petit et un grand monument, ni une petite et une grande région. Les services de la culture ont fait de grands efforts, surtout ces dernières années et nous voulons accompagner et renforcer cette dynamique ».
A+E // Il y a-t-il des initiatives prévues sur le plan international ?
A.B : « Si Icomos-Maroc est une association gérée par les lois marocaines, il est néanmoins l’émanation d’une organisation internationale, à savoir l’Icomos-International dont le secrétariat siège à Paris. L’adhésion des pays à Icomos passe par la création d’un Comité National, et le Maroc est l’un des rares pays africains ayant pu créer leur comité. Tout comité national, en préservant son autonomie, doit rester fidèle aux statuts, principes et orientations d’Icomos-International qui, d’ailleurs, sont aussi en phase avec ceux de l’UNESCO. Sachant qu’ICOMOS est un organe consultatif de l’Unesco et ce sont ses experts qui se chargent de l’évaluation des demandes d’inscription au registre du patrimoine mondial.
C’est ainsi qu’en plus de la priorité donnée à son action au niveau national, le comité marocain a une large ouverture sur l’international. Il est en contact permanent avec le Secrétariat international d’Icomos pour être à jour de toute nouveauté, en matière de conventions et orientations de leur mise en œuvre, congrès internationaux, activités d’autres pays et la tenue de l’assemblée générale triennale. Le Bureau actuel a prévu également des collaborations avec différents organes d’ICOMOS, sur la base de projets concrets pour renforcer la position du Maroc à l’échelle internationale, tout en profitant de l’échange d’expériences.
Dans le même sens, Icomos-Maroc prévoit l’adhésion du maximum de ses membres aux comités scientifiques qui sont des organes professionnels d’Icomos-International couvrant tous les métiers et composantes du patrimoine. C’est à travers ces comités scientifiques que l’ampleur internationale se confirme davantage.
Sur un autre volet, Icomos-Maroc compte s’ouvrir sur des institutions, organisations et fondations internationales dans un souci de formation continue, d’échange d’expérience et du savoir-faire, et de financements croisés dans la mesure de ce qui est permis par les lois nationales ».
A+E// Quelles sont pour le moment les urgences à traiter ?
A.B : « Pour réussir un travail, tout organisme doit avoir une certaine visibilité pour définir ce qu’il veut, les priorités, où il veut arriver et les moyens adéquats pour y parvenir. Pour ce faire, hormis le diagnostic de la situation, s’imposent la cohésion, la solidarité, le partage et l’abnégation. Elu à la suite de deux années de confinement et d’éloignement imposées par la pandémie, le bureau actuel prend au sérieux le renforcement des rangs du comité national marocain d’Icomos pour renouer avec tous les membres, anciens et nouveaux, assurer leur adhésion aux principes fondamentaux d’Icomos et s’engager, chacun en fonction de ses capacités, dans le plan d’action de notre association. Et si le comité national compte à présent une soixantaine d’adhérent(e)s, répartis sur quelques régions du Maroc, nous considérons primordial de renforcer la maison par de nombreuses nouvelles adhésions de différents profils et régions pour avoir des représentants dans toutes les provinces du Royaume. Sans ressources humaines et sans une représentativité régionale équitable, nous déclarerons, en 2025, que nous avons échoué dans notre mandat. C’est une urgence qui va nous accompagner ces trois années.
Il est évident que d’autres urgences s’imposent. L’intégration dans le corps international d’Icomos nous dicte d’assurer dès à présent une représentation digne du Maroc à la 21ème assemblée générale et surtout au symposium scientifique prévu du 31 août au 09 septembre 2023 à Sidney, en Australie. L’AG est la plus haute instance et c’est l’unique occasion où le monde entier se réuni et s’y retrouve. A tout prix, le Maroc ne peut manquer ce rendez-vous mondial, en acteur et non comme figurant.
Nous considérons également une priorité que les pouvoirs publics lancent un débat national très élargi sur le patrimoine et la culture en général, pour clarifier la situation, définir les priorités et les responsabilités, tracer une feuille de route et élaborer ainsi une vraie stratégie du patrimoine sur la base d’une politique culturelle claire, étalée sur plusieurs années. Il faut que tout le corps du gouvernement, les élus, les promoteurs et la société se sentent concernés, au quotidien, par la chose culturelle et patrimoniale et son devenir ».
A+E // ICOMOS Maroc a toujours été un « club » assez méconnu des professionnels marocains (architectes, archéologues, historiens etc.) Pensez-vous mener une campagne d’ouverture envers ces mêmes professionnels ?
A.B : « Bien qu’Icomos soit une association spécialisée, il reste ouvert à tous les profils et métiers. Si les spécialistes du patrimoine, de l’architecture et de l’ingénierie prédominent, nous comptons diversifier les adhésions pour les élargir à d’autres acteurs, y compris des promoteurs. Notre action est dans une large mesure un travail de sensibilisation et, partant, nous devons approcher toutes les souches sociales, sinon on restera confiné dans un monologue infructueux. L’élargissement des adhésions peut aussi nous assurer une sorte d’autofinancement, en même temps que la stimulation du mécénat culturel.
Aussi, dans le cadre du renforcement des capacités et du souci de transmission aux générations futures, un travail de fonds sera mené auprès les jeunes professionnels, auxquels l’ICOMOS-International et l’UNESCO accordent d’ailleurs un statut de prédilection. Actuellement, nous comptons une dizaine de jeunes et nous prévoyons de démultiplier les adhésions des filles et garçons, formés ou en cours de formation dans les métiers du patrimoine et disciplines connexes. Il va sans dire que notre comité s’ouvre sur toutes les disciplines des sciences sociales et humaines, des sciences exactes et techniques et sur le monde des affaires également ».
A+E // Que pouvez-vous nous dire en guise de conclusion ?
A.B : « En conclusion, ce n’est pas du narcissisme que de répéter tout le temps que le Maroc est un creuset civilisationnel, de par sa riche histoire millénaire allant de la préhistoire à nos jours. Imprégnés de cette mosaïque de cultures et du patrimoine, les Marocains vivent leur patrimoine au quotidien, dans leur vécu, sans toutefois mesurer véritablement sa portée éducative et identitaire, nationale et universelle, économique et futuriste. Notre devise « le patrimoine en devenir », cherche à effacer toute vision passéiste ou rétrograde du patrimoine, pour instaurer une culture afin d’aborder et de juger le patrimoine comme étant un document d’identité nationale, certes, mais ouvert sur toutes les cultures du monde, et, principalement comme une vraie locomotive d’un développement intégré et durable.
Dans cette vision, nous jugeons que les dernières années ont connu une nouvelle approche du patrimoine de la part des autorités marocaines, avec un peu plus de visibilité, mais qui a encore besoin de plus de soutien officiel et d’engagement sociétal. A l’ICOMOS-Maroc, nous ne pouvons qu’applaudir toute vision positive et nous espérons contribuer concrètement à une vraie émancipation du patrimoine et à ce qu’il devienne une affaire de toute la société. Les pouvoirs publics, avec toute la bonne volonté et les bonnes actions, ne peuvent réussir leur mission que si les citoyen(ne)s s’approprient leur patrimoine. C’est un long chemin qu’il faut d’abord entamer par une refonte quasi catégorique de nos champs éducatifs, culturels et médiatiques. Ces trois domaines constituent un seul chantier qui construit et façonne toute société et tout groupement humain, sur la bonne ou la mauvaise voie.
Cultivons la culture. »
A PROPOS D’ICOMOS-MAROC
L’ICOMOS-Maroc est une ONG nationale régie par le Dahir de 1958, mais il est néanmoins sous la tutelle d’ICOMOS-International à l’image de tout comité national de tous les pays l’ayant pu créer.
Fidèle aux statuts, principes et éthiques d’ICOMOS-International, le comité marocain agit en toute souveraineté sur le territoire national. Depuis sa création, fin années 90 par des professionnels marocains, ICOMOS-Maroc élit un bureau exécutif, de onze membres, lors d’une assemblée générale, pour un mandat de trois ans, comme c’est le cas d’ailleurs pour le Bureau international d’ICOMOS. Le siège légal est domicilié à l’Ecole Nationale d’Architecture de Rabat.
Les adhérents au comité marocain sont de tous les profils, bien que majoritairement les professionnels du patrimoine, de l’architecture et de l’urbanisme dominent un peu plus. A ce titre et juste titre, on peut considérer Icomos-Maroc comme une cellule d’expertise dans tout ce qui touche au patrimoine. Durant ce quart de siècle, Icomos-Maroc a tissé des partenariats intéressants, a contribué à beaucoup de projets relatifs au patrimoine national et mondial et met l’expérience de tous ses membres à la disposition des services de l’Etat, des communes, des fondations et autres pour le bien de notre patrimoine et de notre pays.
Composition du bureau exécutif :
Président : Aboulkacem CHEBRI
Vice-Président : Ali BOUZIANE
Secrétaire Général : Abderrahim KASSOU
S.G adjoint : Zouhair BENNAI
Trésorière : Lalla Khaddouj BELLAMINE
Trésorier adjoint : Said EL AZRAK
Assesseurs : Sanae EL ALAOUI – Fatima Zahra OUFARA – Khaoula BENJMAL – Karim ROUISSI – Moulay Mostapha BENARCHID
MINI BIO ABOULKACEM CHEBRI – PRESIDENT ICOMOS-MAROC
Aboulkacem CHEBRI est archéologue (INSAP-Rabat), spécialité restauration monuments historiques,
Diplômé à Paris en politiques culturelles, muséologie et action artistique, c’est un spécialiste du patrimoine maroco-portugais et de l’expansion portugaise dans le monde.
Président-fondateur de l’association des lauréats de l’INSAP, il est rédacteur (en 1999) du dossier de candidature de Mazagan au patrimoine mondial de l’Unesco qui aboutit à son inscription en 2004.
Il est également président de la commission culture à l’AGTD-Taza (Association Grand Taza pour le Développement),
Actuellement directeur du Centre d’Etudes et de Recherches sur le Patrimoine Maroco-Lusitanien (Ministère Culture), il a trois livres à son actif et un quatrième sous presse ainsi que des dizaines d’articles dans des ouvrages collectifs et revues spécialisées.