« On peut tout fuir sauf sa conscience » disait Stefan Zweig. Comment les juifs marocains, si nombreux au milieu du siècle passé, vivent-ils l’exil ? Ont-ils trouvé la sérénité dans leur nouvelle terre d’accueil et quels souvenirs emportent-ils ? Comment le Maroc gardera-t-il les traces indélébiles de leur très long passage ? Telles sont quelques-unes des questions auxquelles a tenté de répondre « Vues du Maroc juif », un ouvrage collectif, dirigé par Nadia Sabri et paru aux éditions le Fennec.
Organisé autour d’un ensemble de cahiers alternés l’ouvrage, d’une facture graphique séduisante, crée une dynamique de lecture autour de témoignages autobiographiques, d’expériences artistiques, et d’écrits sur la mémoire du judaïsme marocain. Le parti pris de cette publication est d’impliquer le processus artistique et littéraire comme réinvestissement et réactivation de la mémoire. Les différentes parties de l’ouvrage sont ainsi enrichies par les évocations et les sémantiques nouvelles qui les relient : récits mémoriels, témoignages, analyses, regards critiques sur les projets artistiques, images d’archives personnelles et familiales des auteurs, documentations visuelles et œuvres d’art.
Ces contributions tissent un ensemble inédit de textes et d’œuvres d’art, cumulant les temporalités autour de souvenirs d’un monde perdu à jamais, d’un Maroc que les plus jeunes ignorent, et que ce livre propose de revisiter d’une manière plurielle et protéiforme. L’ensemble mène à une réflexion sur la portée, aujourd’hui, du maintien de la mémoire du judaïsme marocain.
Avec une préface de Abdou Filali-Ansary sur la thématique du départ et de la mémoire, suivi d’un texte introductif de Nadia Sabri à l’ensemble des composantes de cette publication, l’ouvrage se donne à lire dans l’ordre de ces cahiers.
« Ecrits I : récits mémoriels » comporte des textes autobiographiques et des récits poignants qui retracent les souvenirs du départ du Maroc de leurs auteurs. Ces récits remontent à des chronologies et à des géographies variées. Nous partons avec Marcel Benabou dans le Meknès des années 50. L’auteur nous rappelle, soixante-dix ans après son départ du Maroc, que l’exil peut être un choix heureux. Jean Lévy, dans un témoignage perçant et émouvant, fait le diagnostic de l’exil dans la métropole de Casablanca des années 1980 à aujourd’hui, évoquant par images saccadées les vagues successives de migrants de tout bord qui continuent de marquer la ville. Il y a le témoignage poignant de Sami Shalom Chetrit, natif d’Errachidia sous forme de poème à travers lequel il crie haut et fort son arabité et sa marocanité à fleur de peau :
Donnez-moi un roi marocain
Un Marocain d’honneur.
Et prenez tous vos Bengourion, vos Bégin et Golda.
Rabin, Shamir, Peres, Barak et Sharon, et Nétanyahu.
Allez célébrer votre souveraineté et votre indépendance avec ces gens -là.
Je me contenterai d’un roi marocain qui parle ma langue éternelle.
La voix d’Izza Genini nous plonge dans son histoire familiale à Oulad Moumen et pose avec pertinence la question de la langue comme territoire actif de la mémoire. Ce cahier se termine avec le témoignage de Zhor Rehihil, conservatrice du Musée du Judaïsme Marocain de Casablanca, évoquant ses voyages avec feu Simon Lévy à travers le Maroc pour découvrir des lieux et récupérer des objets de ce qui constituera plus tard la collection du Musée du Judaïsme Marocain à Casablanca.
Ces textes forment un ensemble d’images, de lieux de départ et de lieux d’arrivée : Casablanca, Paris, Berlin, New-York, le tout parsemé de photos d’archives où les regards des ancêtres, par leurs présences, nous ramènent encore vers d’autres temporalités de présences-absences, puis juste vers le sentiment d’être témoins de l’histoire de ceux qui sont partis. L’ensemble de ces textes est appuyé par des archives visuelles familiales de leurs auteurs.
« Ecrits II : Exils, une exposition d’art contemporain au Musée du Judaïsme Marocain » est dédié à l’exposition présentée au Musée du Judaïsme Marocain en 2016-2017. Le texte est consacré à l’expérience artistique et curatoriale avec les artistes Mustapha Akrim, Josep Ginestar, Jamila Lamrani, Myriam Tangi et Ulrike Weiss, et souligne également le lien de cette démarche avec l’histoire du bâtiment du musée. Il est suivi des contributions de Vanessa Paloma Elbaz et Sarah Dornhof qui font respectivement des lectures critiques des œuvres artistiques de l’exposition comme questionnement de la perte et de la mémoire judaïque du Maroc.
« Ecrits III : lieux et traces » se compose de contributions qui traitent de la question du lieu et de la trace qu’il porte comme territoire qui raconte l’histoire des départs et atteste de la mémoire comme géographie de l’oubli. Brahim El Guabli raconte le saint Aït Barukh du Sud-Est du Maroc et élargit ses souvenirs personnels aux toponymies de la perte sur les traces de la synagogue du village de Tizgui n’Barda dans le Haut Atlas. L’architecte Abderrahim Kassou revient sur sa restauration, réalisée il y a 20 ans, de la synagogue d’Ifrane de l’Anti-Atlas dans le Sud du Maroc. Sur les traces de ce site, l’auteur questionne le sens, aujourd’hui, de restaurer des architectures dédiées à la mémoire. Vanessa Paloma Elbaz apporte enfin sa contribution à la symbolique de la maison-mère des Cohen-Bengualid à Tanger, et multiplie les voix et témoignages des ancêtres et descendants autour de la maison-matrice.
Trois cahiers artistiques : « Expériences artistiques I », « Expériences artistiques II »,et « Expériences artistiques III » s’alternent avec les cahiers dédiés aux écrits et restituent les démarches menées entre 2015 et 2019 par les artistes. La restitution de ces expériences artistiques apporte au livre par le langage des formes et de la matière une façon inédite de réactiver la mémoire du départ des juifs du Maroc. Des formes comme celles des objets de l’exil, de l’icône de la femme de Debdou, de la symbolique mystique ; et des techniques comme le collage, le photomontage, la pétrification sont en effet des procédés qui ramènent les strates de l’histoire vers le geste manuel, artistique et artisanal, et questionnent la matière de l’histoire.
Enfin, le livre se termine par le cahier « Documentation visuelle » qui illustre les moments forts des projets menés dans le cadre de la plateforme pluridisciplinaire Exils, paradigme fertile.
INTERVIEW //
Nadia Sabri, Directrice de la publication du livre et commissaire de l’exposition Exils
Fondatrice de la plateforme Exils, paradigme fertile
A+E // Pouvez-vous nous dire un mot sur la genèse de cette initiative ?
Nadia Sabri // « La genèse du livre s’inscrit au sein de la plateforme pluridisciplinaire Exils, paradigme fertile, un projet global que nous avons fondé en 2015 et qui s’est construit grâce à la dynamique de projets d’art, de colloques, et de conférences que nous avons organisés. En effet, les projets conçus autour de cette plateforme observent et transforment l’exil par le processus créatif. Leur point de départ a été en 2016 autour de l’exposition Exils, consacrée aux différents visages de l’expérience exilique, et tenue à la Galerie Nationale Bab Rouah. Nous avons organisé par ailleurs à la même date Le colloque Maroc, terre d’exils à la Bibliothèque Nationale du Royaume du Maroc à Rabat ».
A+E // Et depuis lors ?
N.S // « Plusieurs projets artistiques, conférences et publications se sont succédés entre 2016 et 2020 et notamment l’exposition Exils au Musée du Judaïsme marocain à Casablanca, l’exposition Memory Sequential Movement à La Maison des Cultures maroco-flamande à Bruxelles (2018) et l’exposition et la publication De lien et d’exils à la Villa Empain-Fondation Boghossian (Bruxelles – 2018-2019 – éditions CFC, collection « Essais »-Bruxelles, 2018) ».
A+E // Quelles sont vos perspectives d’avenir ?
N.S // « Je continue dans ma démarche de chercheure en suivant à la fois mon intuition et en me basant sur la logique structurelle de chaque projet. Chacun, par l’ouverture des rencontres et des champs pluridisciplinaires, brasse en effet de nouvelles possibilités et trace de nouvelles perspectives. »