Dans la région du Haouz, le séisme a laissé derrière lui non seulement des ruines, mais également des milliers de personnes affectées et sans refuges face au froid et à l’inconfort. Devant cette tragédie, une seule question se pose : Comment envisager la réhabilitation de ces zones tout en préservant l’architecture du haut atlas ?
Plusieurs architectes bénévoles, activement engagés, mènent sur le terrain des études et des diagnostics pour assurer une résilience dans les règles de l’art, mais aussi dans le respect de l’identité et de la culture. À cette occasion, Khalil Morad El Ghilal, architecte bénévole au front, nous accorde un entretien afin d’éclairer le sujet de la reconstruction et des techniques ancestrales.
A+E // Suite à ces tragédies, devons-nous pointer du doigt le vernaculaire ?
Khalil Morad El Ghilali // « Pointer aujourd’hui du doigt le vernaculaire c’est évoquer, presque automatiquement, non des « réalités », d’ailleurs très largement inconnues de ceux qui en parlent le plus volontiers, mais des fantasmes nourris d’expériences émotionnelles suscitées par des mots ou des images plus ou moins incontrôlés.
Pour rompre avec les idées reçues, et le discours ordinaire, il ne suffit pas, comme on peut parfois le croire, d’aller voir ce qu’il en est. L’illusion empiriste ne s’impose sans doute jamais autant que dans les cas où, comme celui-ci, l’affrontement direct avec la réalité ne va pas sans quelques difficultés, sinon quelques risques, donc quelques mérites. Et pourtant, tout porte à penser que l’essentiel de ce qui se vit et se voit sur le terrain, c’est-à-dire les évidences les plus frappantes comme la fragilité de la population et de ses bâtisses, et les expériences les plus dramatiques, trouve son principe tout à fait ailleurs. Il faut donc plus que jamais, pratiquer la pensée paradoxale, dressée à la fois contre la propagande et les bons sentiments. On ne peut rompre avec les fausses évidences et avec les erreurs inscrites dans la pensée commune, qu’à condition de procéder à une analyse rigoureuse des rapports entre les structures de l’espace social et les structure de l’espace physique. Accuser le vernaculaire équivaudrait à annuler toute cette complexité.
L’enquête de terrain nous permet de passer outre ces préemptions. Elle se veut au plus près des situations naturelles, des sujets de vie quotidienne où il est nécessaire d’apprendre à regarder et de voir ce qui ne se dit pas toujours ou difficilement, mais qui se pratique. Les interactions, les rapports à l’espace soit saisir ce qu’appelle Hirschauser la « dimension silencieuse du social.
Que l’on ne s’y trompe pas. L’idée n’est pas de faire l’éloge de l’insalubrité. Il s’agit néanmoins de préserver ce qui a mon sens, fait l’essence de ces lieux : ce vivre ensemble, matrice indispensable à ce qu’on appelle « le vernaculaire ». S’adresser à la population dans sa « diversité sociale », générationnelle, territoriale, nouveaux arrivants, habitants et usagers dans l’entité comme amateurs de création contemporaine dans l’espace. Démultiplier les regards sur l’entité :
« observer « l’existant » de manière plus méticuleuse, c’est pouvoir découvrir des « interstices », des entre-deux, des failles dans la production rationalisée de la ville. Il nous faut réadapter, réparer, réutiliser au lieu de tout refaire. Il ne faut pas détruire, oublier mais faire avec le lieu, avec l’existant pour l’utiliser »
–Lucien Kroll
Cette méthode, prendre en compte tout l’existant, est plutôt celle des écologues qui traitent un « milieu ». Ils considèrent d’une part, qu’il est tissé d’interactions dont il faut mesurer les effets, et d’autre part, qu’il faudra le réparer sur lui-même, voir l’améliorer car il est, de toute façon, sa propre ressource. C’est notre travail d’architectes d’analyser ces milieux avec précision et dans une grande proximité ».
A+E // Peut-on envisager la résilience à travers le vernaculaire ?
K.M.E // « Dans le sens décrit plus haut et si cela se justifie, oui. Ce retour vers un patrimoine ancestral se veut aussi provocateur, pour stimuler des interrogations de fond, notamment sur les raisons qui ont amené notre société à marginaliser, voire parfois à tenter d’interdire l’art de bâtir avec un matériau aussi naturel et écologique que la terre crue. C’est d’autant plus paradoxal qu’on revendique aujourd’hui une relation holistique entre l’homme, son environnement bâti et la nature, ainsi que l’usage écoresponsable des ressources, usage on ne peut plus justifié au Maroc dont la grande majorité des ressources est minérale.
L’ostracisme actuel à l’égard de la terre crue est d’autant plus inadmissible que le droit de bâtir en terre a toujours été implicite, dans toutes les cultures du monde. Cette liberté fondamentale doit être maintenue, encouragée et facilitée, pas seulement dans les campagnes ou les pays pauvres, de façon quelque peu paternaliste ou condescendante, mais aussi dans les villes nouvelles et même les métropoles. Les preuves de la pertinence, de la fiabilité et de la durabilité des architectures contemporaines en terre crue sont désormais nombreuses et convaincantes. Malheureusement beaucoup de gens font encore l’amalgame autour, entre matériaux de constructions et qualité de mise en œuvre, que ce soit en pisé, en pierre ou en béton, quand les choses sont faites dans les règles de l’art, notamment en respectant le règlement parasismique, le problème ne se pose pas. Plutôt que de faire la promotion d’un matériau au détriment d’un autre, il me semble plus avisé de concentrer nos efforts sur la sensibilisation des populations locales, les professionnels de l’acte de bâtir et les acteurs gouvernementaux aux méthodes optimales pour sa mise en œuvre .
Avec « Labina » association de recherche et de développement autour de l’architecture et du patrimoine écoresponsables, créée en 2017, nous participons à des actions diverses dans ce sens : projets de recherches avec des universités, accompagnements de professionnels dans l’acte de bâtir et guides de vulgarisation et de sensibilisation ».
A+E // Quel scénario de réhabilitation proposez-vous ?
K.M.E // « À l’heure des crises, politiques, économiques, sociétales et environnementales, qui sont devenues partie intégrante de notre quotidien, expérimenter de nouvelles manières de « faire l’architecture » devient un enjeu sociétal majeur et non seulement un exercice de réinvention ou de style. Pour l’architecture, ce « faire avec » devient aussi un terreau fertile et idéal à expérimenter de nouveaux modes de « faire » et a pour résultat, un nombre d’initiatives locales mettant les habitants au cœur de nouveaux processus architecturaux. « Faut-il seulement construire des bâtiments ou chercher à faire des lieux ? ». De nos jours, la planification participative de l’espace a donné des résultats plutôt décevants.
Nous soutenons que l’une des raisons de l’échec de cette participation est que les propositions de planification participative restent maintes fois contrôlées par les acteurs gouvernementaux et que leur action ne semble pas très adaptée aux initiatives issues de la dynamique de la société civile elle-même ni de la société actuelle. Cela nous met au défi d’explorer le contexte d’une vision alternative sur l’aménagement social intégré, capable d’interagir avec ces complexités croissantes. Cette vision va au-delà d’une approche exclusivement centrée sur les perspectives des gouvernements, mais qui s’oriente aussi et surtout, vers les citoyens en l’occurrence ceux qui sont en état de précarité. Mettre l’accent sur « la générosité et la prévenance de l’architecture », notions généralement oubliées par nos regards plutôt portés sur l’objet construit ou à construire, au détriment des dispositifs permettant d’aller au- delà des besoins, des désirs d’autrui et des désirs d’échanges ».
Les points importants mis en avant par l’architecte urbaniste Khalil Morad EL Ghilali:
– Envisager l’espace comme espace des possibles, travailler avec le lieu pour accepter l’imprévu
– S’adresser à la population dans sa « diversité sociale », générationnelle, territoriale, nouveaux arrivants, habitants et usagers dans l’entité comme amateurs de création contemporaine dans l’espace public
– Démultiplier les regards sur l’entité observer « l’existant » de manière plus méticuleuse, c’est pouvoir découvrir des « interstices », des entre-deux, des failles dans la production de l’espace.
– Il nous faut réadapter, réparer, réutiliser au lieu de tout refaire. Il ne faut pas détruire, oublier mais faire avec le lieu, avec l’existant pour l’utiliser » Lucien Kroll
– Il nous faut développer un lieu commun « Un lieu est commun ou urbain si et seulement si l’altérité s’y déploie » Thierry Paquot
– Instaurer un laboratoire du changement, de l’innovation sociale et culturelle. Un espace pensé par les habitants pour les habitants et qui favorise la culture et le bien-être. En ce sens, l’idée que le droit à la vie descente est un droit collectif et que l’environnement bâti est là pour que tout le monde puisse en jouir et en profiter et ce grâce à la participation et l’appropriation de l’espace et du temps, le droit à l’espace devient inclusif, permettant aux populations vulnérables d’engager et de partager les responsabilités.
A PROPOS DE KHALIL MORAD EL GHILALI
Architecte-urbaniste, lauréat de l’Ecole Nationale d’Architecture (ENA) de rabat, Khalil Morad EL Ghilali ouvre en 2019 son agence : ATELIERS BE. Un cabinet de conception et de recherche interdisciplinaire, dont les travaux adoptent des approches issues de domaines et de contextes variés, abordant des sujets liés au climat, à l’écologie, à la perception humaine, à la sensibilité des nouvelles technologies et à leur capacité à modifier les modes d’existence actuels à travers des fictions imminentes. Actuellement doctorant au département d’architecture à l’université de Thessalie en Grèce, il y occupe également le poste d’enseignant-invité au sein du laboratoire « escape lab. »