Les architectes connaissent bien l’épopée urbaine des villes marocaines sous protectorat français menées de mains de maitres par des génies comme Henri Prost, Albert Laprade et autre Jean Claude Nicolas Forestier. Mais qui connait “l’ensanche” et la formation des nouvelles villes du protectorat espagnol ? Mustapha Nasser Akalay, docteur en histoire de l’art, urbaniste, hispanisant (enseignant de la langue et culture espagnoles), historien de l’architecture espagnole coloniale et contemporaine enseignant – chercheur à l’Université Privée de Fès nous rappelle la genese du développement de leurs formes.
Au cours des 43 ans du protectorat espagnol, le nord du Maroc a été la terre d´accueil d´un imaginaire urbain privilégié et d’un urbanisme rationnel. C´est sur cette zone septentrionale marocaine que de nouvelles manières de « faire la ville » et d´organiser le territoire ont été promues et imaginées. La fondation des villes hispano-marocaines a été basée sur une forte tradition urbanistique : la loi foncière du 29 juin 1864, dite « Ley de Ensanches ». Se rapportant aux plans d´extension des villes, elle a conféré à l’urbanisme nord-marocain une fonction non seulement formelle et spatiale, mais également juridique, économique et symbolique. En effet à Tétouan, la médina se voie respectée par une solution urbaine (ensanche) qui favorise le développement de la ville espagnole à côté de la ville musulmane préexistante, reconnaissant par-là la nécessaire hétérogénéité de ces deux ordres urbains, et le fait que dans leur dynamique propre ils répondent à des lois différentes.
Les villes nouvelles espagnoles sont l´œuvre du génie militaire (c’est le cas des villes créées ex novo comme Villa Nador et Villa San Jurjo (Alhoceima)), des contrôleurs civils Zapico et De las Cajigas, fondateurs des extensions urbaines ou ensanches de Larache et Ksar el Kébir, ou d´une entreprise immobilière privée « La sociedad anónima Oliva ensanche » qui au début du protectorat entreprend les travaux d´assainissement et d´équipement du premier tronçon de la ville nouvelle de Tétouan. Elles sont contemporaines du début de l´escalade militaire et se développent en tracés orthogonaux, souvent sur des sites accidentés, donnant lieu à des ilots inégaux, des rues étroites et des constructions hétérogènes, de faible hauteur.
Demeurant élémentaire, la géométrie ordonnant la ville hispano-marocaine ou ensanche consiste essentiellement à disposer, sur un espace libre, des ilots rectangulaires ou trapézoïdaux selon des lignes qui se coupent en angle droit.Appelés « manzanas » en espagnol courant et « cuadras » dans les pays d´Amérique latine, ces ilots sont divisés le plus souvent en parcelles quadrangulaires, de tailles variables, dont les limites sont normalement perpendiculaires au réseau viaire.
La composition du modèle importé, s´appuie sur la répétition systématique d´éléments structurants : des rues rectilignes, des zones définissant des espaces publics et privés, une distribution des usages et activités, ainsi qu´une faible hauteur du cadre bâti. Loin de produire un effet monotone, la variété des façades, associée á l´occupation dense des ilots, introduit une diversité soit par les dénivellations du relief, comme à Tétouan et à Larache, soit par l´étroitesse des étendues, comme à Villa Nador et à Villa San Jurjo.
Dans ce modèle urbain, l´effet de surprise propre au tracé labyrinthique de la médina s´efface, ou du moins s´atténue, en raison d´une hiérarchisation planifiée des espaces prévoyant des itinéraires moins touffus, des places aménagées et des rues régulières. La ville hispano-marocaine est née, s’est formée et s’est développée avec une homogénéitéet une cohérence formelle remarquables, grâce à la répétition d’un système de parcellisation et d’une typologie architecturale. Ces caractéristiques ont été par la suite transformées par le développement volumétrique. L’absence d’un effort de régulation urbaine, durant presque 60 ans d’indépendance, est responsable aujourd’hui de la physionomie composite et généralement confuse des villes (Tétouan, Larache, Nador, Alhoceima, Ksar el Kébir, Asilah), mais la permanence du quadrillage et son adoption généralisée en tant que support de la ville nouvelle garantit, au moins, la rationalité de la structure spatiale de base. Géométrique et contrastant avec l’allure labyrinthique des médinas, la ville nouvelle ou ensanche conditionne dans une grande mesure le paysage nord-marocain.
Le plan urbain en damier constitue un idéal communément répandu dans la littérature urbanistique ibérique. La loi des extensions fournit aux fabricants de la ville nouvelle, un plan directeur pour la fondation systématique des villes.
Ces directives d’urbanisme traduisent aussi bien une expérience pratique que théorique, celle que les concepteurs espagnols ont pu acquérir grâce aux plans d’extension de Barcelone, Madrid et San Sébastian, une conception magnifiée de la forme urbaine rationalisée telle qu’on peut la trouver dans les écrits de l’inventeur du mot urbanisme et le premier théoricien de cette discipline comme science le catalan Ildefonso Cerdà.