À travers leur ouvrage CinéCasablanca : la Ville Blanche en 100 films, Rabéa Ridaoui et Roland Carrée proposent une exploration unique de Casablanca telle qu’elle est représentée au cinéma. En combinant analyse artistique, histoire urbaine et réflexion architecturale, les auteurs dévoilent comment la ville est devenue une véritable icône cinématographique. Rencontre avec Rabéa Ridaoui autour de cet ouvrage, où se mêlent son engagement pour la préservation du patrimoine et sa passion pour l’architecture casablancaise, entre mémoire et réinvention.
A+E // Comment la représentation de Casablanca dans les 100 films sélectionnés reflète-t-elle les évolutions historiques et culturelles de la ville ?
Rabéa Ridaoui : L’ouvrage CinéCasablanca : la Ville Blanche en 100 films propose une lecture cinématographique de Casablanca, à travers un siècle d’histoire structuré en trois périodes-clés. Durant ces périodes, des réalisateurs, d’abord étrangers puis nationaux, ont exploré les multiples facettes d’une ville en perpétuel mouvement, capturant les transformations constantes qui ont marqué la société marocaine.
Les premières représentations cinématographiques de Casablanca apparaissent avec l’implantation coloniale, qui utilise le cinéma à des fins de propagande, exploitant l’image de la ville pour illustrer l’entreprise de modernisation du pays. Parallèlement, des productions occidentales, telles que le fameux Casablanca de Michael Curtiz, façonnent une image idéalisée de la ville, la parant d’un charme exotique, entre mythes et clichés orientalistes, bien éloignés de ses réalités sociales. Après l’indépendance, le cinéma national émergent continue de célébrer la grandeur et la modernité de la ville, témoignant de son expansion constante à travers ses équipements et son urbanisme.
L’effervescence politique et sociale des années 1960 donne naissance au mouvement des artistes modernistes. Les cinéastes des années 1960 et 70 s’imprègnent de cette dynamique et cherchent à écrire leur propre narration, oscillant entre quête identitaire et critique sociale, tout en explorant une ville partagée entre tradition et modernité. Malgré les Années de plomb et la censure sévère des années 1970 et 80, qui répriment particulièrement l’expression artistique contestataire, Casablanca continue d’inspirer certains réalisateurs qui tentent de contourner les interdits. La ville demeure également le décor privilégié des productions étrangères qui en exploitent, tant bien que mal, le filon « orientaliste ». Pendant plusieurs décennies, Casablanca est perçue comme un symbole de rêve et de transition. L’industrialisation grandissante de la ville, combinée aux cycles de sécheresse, contribue à en faire une ville de migration, d’espoir et d’aspirations mais aussi de désillusions. Plusieurs films marocains, teintés de réalisme social, dénoncent, malgré les interdictions, les problèmes de pauvreté, de marginalisation et d’inégalités sociales qui sévissent dans les milieux précaires.
Dans les années 1990, avec un tissu social en constante évolution, les cinéastes commencent à vouloir montrer la ville telle qu’elle est vécue par ses habitants, en particulier par une jeunesse aspirant à une vie plus libre et moderne.
Les années 2000 sont marquées par un assouplissement politique et une relative liberté d’expression. La nouvelle génération de réalisateurs n’hésite pas à critiquer la modernisation et l’urbanisation accélérées de la société, ainsi que les nouveaux modes de consommation qui accentuent les inégalités sociales. Certains profitent également de ce vent de liberté pour dévoiler la violence et la répression des Années de plomb.
Les mutations politiques et sociales de la ville — de l’arrivée des islamistes au pouvoir au Mouvement du 20 Février, en passant par l’adoption d’une nouvelle constitution et d’une nouvelle Moudawana — ainsi que les dynamiques contemporaines (une jeunesse pluriculturelle redéfinissant la culture urbaine, les nouveaux flux migratoires, la métropolisation de la ville, etc.) sont captées par un cinéma documentaire de plus en plus engagé ainsi que par des fictions cinématographiques audacieuse.
Enfin, les films des années 2020 continuent d’évoquer rétrospectivement les traumatismes des Années de plomb pour certains, tandis que d’autres préfèrent faire de Casablanca un point de passage vers d’autres horizons, à la recherche de racines éloignées. Casablanca, ville emblématique du Maroc, n’a cessé d’inspirer de nombreux cinéastes, en raison de son histoire condensée dans le temps et l’espace, de sa modernité croissante, mais aussi de sa diversité socio-culturelle.
A+E // Quelle place occupe le patrimoine architectural et urbanistique de Casablanca dans les choix artistiques des réalisateurs que vous avez étudiés avec Roland Carrée ?
R.R. : Le patrimoine architectural et urbanistique de Casablanca joue un rôle essentiel dans les choix artistiques des réalisateurs. La ville se distingue par une richesse architecturale et une densité patrimoniale unique, résultant d’un mélange d’influences variées qui se sont superposées en un temps relativement court. Styles néo-classique, Art Déco, néo-mauresque, néo-marocain, moderniste ou encore brutaliste coexistent, conférant à Casablanca une identité singulière et un cosmopolitisme perceptible dans son espace urbain. Cette diversité en fait un terrain de jeu privilégié pour les cinéastes, qui l’exploitent à différentes fins.
Certains réalisateurs utilisent des repères emblématiques – la mosquée Hassan II, la Wilaya, le Twin Center ou la place Mohammed V – comme symboles forts de l’identité visuelle de la ville. D’autres s’appuient sur ces lieux pour ancrer leur récit dans une époque précise et renforcer sa dimension culturelle ou historique. L’architecture devient ainsi un vecteur de mémoire et d’identité, mettant en scène les tensions entre tradition et modernité. Ce contraste est souvent illustré par la coexistence d’imposants édifices modernes et d’espaces plus traditionnels comme les Habous ou l’ancienne médina (exemple : Les Casablancais d’Abdelkader Lagtaâ). Il est intéressant de voir qu’au-delà de son rôle de décor, la notion de l’espace urbain peut faire de Casablanca un véritable personnage à part entière, permettant de révéler les inégalités sociales omniprésentes dans la métropole. Dans Les Chevaux de Dieu, Sidi Moumen incarne la précarité et la marginalisation, tandis que Les Mille et Une Mains et Le Facteur mettent en lumière les contrastes saisissants entre quartiers riches et zones défavorisées.
Certains cinéastes vont encore plus loin en captant l’essence même de la ville à travers ses quartiers, ses places et ses ruelles, transformant ces espaces en véritables éléments narratifs (Derb al Fouqara dans Le Coiffeur du quartier des pauvres, le port dans Ali Zaoua, prince de la rue…). Pour d’autres, la ville devient un terrain de jeu, un espace où tout peut être réinventé, à l’image des univers cinématographiques de Faouzi Bensaïdi ou Hicham Lasri qui réinterprètent Casablanca avec audace.
Les films témoignent également des transformations urbaines, capturant l’essor de nouveaux quartiers et la disparition progressive de certains patrimoines historiques. En filmant ces lieux en mutation, ils en saisissent la mémoire avant qu’ils ne disparaissent sous l’effet de la modernisation.
Enfin, la diversité architecturale de Casablanca lui permet aussi d’endosser d’autres identités géographiques au cinéma. Son urbanisme lui permet ainsi de représenter des villes du Maghreb ou du Moyen-Orient et même d’incarner des métropoles comme Téhéran, Pékin, Le Caire, Beyrouth ou Alger.
A+E // Rabéa Ridaoui, en tant qu’ancienne présidente de Casamémoire et passionnée de cinéma, comment votre double regard sur l’histoire et le patrimoine a-t-il enrichi l’approche de ce livre ?
R.R. : Participer à cet ouvrage m’a offert l’heureuse opportunité de réunir mes deux passions : le patrimoine de Casablanca et le cinéma. Je remercie chaleureusement Roland Carrée et Martin Chénot, ancien directeur de l’Institut français de Casablanca, à l’origine du projet, de m’y avoir associée.
Mon engagement pour la préservation du patrimoine de Casablanca, à travers l’association Casamémoire, a sans aucun doute influencé mon approche de cet ouvrage en proposant une lecture approfondie de l’évolution historique, architecturale et urbaine de la ville, en mettant en lumière les liens entre son développement et les œuvres cinématographiques qui l’ont représentée au fil du temps.
Et puis, étant rompue à l’analyse filmique et à la rédaction de documents pédagogiques sur le cinéma, décortiquer les scènes des cent films (et beaucoup plus encore !) et identifier et analyser les lieux de tournage ont été un véritable plaisir ! C’est grâce au travail engagé pour la sensibilisation au patrimoine de la ville que j’ai développé un regard sensible sur son histoire et son identité. Plus on s’y intéresse, plus on en perçoit la richesse et la singularité !
Pour conclure, j’aimerais paraphraser l’urbaniste Michel Écochard, auteur du fameux livre Casablanca, le roman d’une ville : CinéCasablanca ou le roman visuel d’une ville !
Propos recueillis par Yasmina Hamdi