L’architecture survivra-t-elle à l’intelligence artificielle ?

Marc Gossé, architecte

Le peintre surréaliste belge René Magritte est une célébrité mondiale. Dans son fameux tableau intitulé « Ceci n’est pas une pipe » Magritte a raison : la pipe peinte n’est qu’une représentation d’une pipe réelle. Cette pensée profonde peut être appliquée à nos représentations graphiques, virtuelles ou manuelles, à nos maquettes et plus encore à nos images 3D d’architecture.


René Magritte est né en 1898, dans le Hainaut belge, dans une famille de la petite bourgeoisie wallonne, de père couturier et commerçant, d’une mère modiste. Il a 14 ans lorsque sa mère se noie dans la Sambre, probablement par suicide. Cet évènement aura sans doute un impact traumatique sur l’adolescent, si l’on en croit la récurrence du thème de la robe dévoilant l’intimité féminine dans le tissu du vêtement. On dit que Magritte aurait assisté à la découverte du corps de sa mère recouvert d’une chemise humide et collante, révélant son sexe. Y a-t-il une explication freudienne à son œuvre ? Ce traumatisme serait-il à l’origine de l’œuvre magrittienne qui joue du reconnu et du caché, du montré et du secret, du bon-sens et du non-sens, du réel et du mystère ? Magritte lui-même avait peu d’intérêt pour la psychanalyse et disait « qu’il était terrifiant de voir ce à quoi l’on est exposé en dessinant une image innocente ». Mais il avait d’autres buts.

« Ce que l’on voit sur un objet, c’est un autre objet caché »

— René Magritte

René Magritte ne commence à peindre qu’en 1919. Au début il est un postimpressionniste provincial, puis au gré de déménagements multiples et de la fréquentation d’écoles d’art, comme l’Académie des Beaux-Arts de Bruxelles, il s’entoure d’écrivains plutôt symbolistes qui formeront dans l’entre-deux guerres et après la seconde guerre mondiale, le groupe des surréalistes belges, dont Magritte devient le mentor pictural. Ce groupe est assez éloigné des dogmes surréalistes français, autour du « pape » André Breton, avec lequel Magritte est en froid. Il reste un adepte de la peinture figurative, d’une sorte d’académisme représentant la réalité visuelle des objets et des personnages, mais qui révèle une réalité cachée, mystérieuse, énigmatique, parfois violente.

Proche de la littérature, ses tableaux sont comme des poèmes composés de mots (les objets) qui forment des phrases énigmatiques, pour le coup « sur-réalistes », bien qu’il revendique d’être un « peintre réaliste » cherchant à « objectiver le subjectif ». Il nie être symboliste : « Il faut ignorer que je peins pour y associer à une symbolique naïve ou savante. D’autre part, ce que je peins n’implique aucune suprématie de l’invisible sur le visible ; celui-ci est assez riche pour former un langage poétique, évocateur du visible et de l’invisible ». Il ne peint pas des symboles, mais des objets associés dans une perspective poétique. Sur le plan de la vie quotidienne, René et sa femme Georgette, restent un couple relativement conformiste, bien qu’encarté épisodiquement communiste, très simple dans ses rapports aux autres, au voisinage de la rue bruxelloise, régulièrement visitée par les amis et d’amateurs d’art, bientôt de collectionneurs. Dans les années 1950, Magritte commence à avoir une notoriété nationale et internationale, ainsi qu’une valeur marchande.

C’est dans ce contexte que mon père (Marcel Gossé, 1922-2021), jeune ébéniste tenté par la peinture, habitant dans une rue adjacente -la rue de la Bravoure- fréquente amicalement le couple Magritte et découvre l’œuvre en plein développement. Il va s’inscrire dans cette influence pendant de nombreuses années, en produisant des peintures à bien des égards « magrittiennes », saluées par la presse culturelle.

René Magritte

En 1956, mon père expose ses œuvres à la Galerie Albert Ier. Magritte est présent au vernissage. J’avais 12 ans et je suivais déjà des cours de dessin à l’Académie de Molenbeek. Je me souviens avec précision de la visite que je fis en sa compagnie de l’exposition de mon papa et de ses commentaires élogieux. Mais une remarque est restée gravée dans mon souvenir, qui n’a pas cessé de m’intriguer jusqu’à aujourd’hui : « Mon cher Marc, quand tu seras grand (avec le r roulé de l’accent borain), pour comprendre ma peinture, tu devras lire le philosophe Kierkegaard ».  Parmi les idées clés de Kierkegaard figurent le concept de vérités subjectives et objectives, le souvenir et la répétition, l’angoisse, la distinction qualitative infinie, la foi comme passion, les étapes de la vie -l’esthétique et l’éthique. Dans le langage de Kierkegaard, « la vérité, c’est la subjectivité », l’adéquation entre ma connaissance objective et la manière dont je l’incarne dans ma vie. Il ne faudrait cependant pas confondre Kierkegaard avec une forme de subjectivisme qui ferait de l’homme la mesure de toutes choses, car la vérité subjective veut simplement dire que le sujet devient acteur de la parole et pas uniquement porteur de parole.

Cette filiation entre l’œuvre de Kierkegaard et celle de Magritte est inattendue. Peut-être doit-on y voir un goût particulier de la métaphore, de l’ironie et de l’engagement personnel. Car Magritte ne s’est jamais conformé à un mouvement artistique -pas même au surréalisme orthodoxe- et a cherché une voie très personnelle, singulière, revendiquant la plus grande liberté d’esprit et d’un non-conformisme absolu, la peinture étant pour lui un moyen et non une fin. On associe Magritte plus volontiers à un philosophe comme Heidegger, pour lequel le mystère est inhérent à l’essence de la vérité. Pour Magritte, un tableau doit faire prendre conscience à l’homme de sa condition au sein du monde vrai. Magritte est un philosophe intuitif, mais structuré : « Tout ce que nous pouvons connaître, sentir, imaginer, etc, fait partie de notre univers mental » (Manifeste de l’extramentalisme). Le poète Mariën qualifie le travail de Magritte comme une recherche longue et minutieuse, une critique inlassable, une analyse préméditée de ses chances profondes, pour « l’invention de l’image efficace » et non une introspection de l’inconscient.

Peut-être faut-il comprendre la confidence de Magritte à l’enfant que j’étais, en liaison avec les convictions religieuses de Kierkegaard, comme une réflexion de Magritte sur la mort ? Magritte peint des tableaux reprenant le thème récurrent du cercueil. Pensait-il que la peinture était morte comme discipline de représentation du réel, dans la mesure où elle est incapable d’en prendre en compte la « dimension cachée » ? L’état de la peinture contemporaine, dissoute dans l’affairisme et l’installationisme, lui donnerait-il raison ? A moins de continuer à peindre « surréaliste », en débusquant le mystère qui se cache derrière une réalité angoissante, celle de la disparition prochaine de l’humanité, catastrophe écologique ou pandémique annoncées, interrogées et exorcisées par un art Magrittien. L’art -pour Magritte- doit donner à voir la réalité cachée, à interroger les traumatismes qui s’annoncent et imaginer l’impossible lumière qui peut surgir des ténèbres. Ce choix éthique mène au « choix de soi-même » : se rendre responsable de ce que l’on fait, s’assumer comme celui que l’on est, assumer l’histoire qui a fait de nous ce que nous sommes et que nous pouvons être.

Dans le domaine de l’architecture, nous sommes également à un tournant décisif : la représentation virtuelle via les techniques informatiques nous abusent-elles sur la réalité des projets ? Les algorithmes vont-ils neutraliser les capacités poétiques de la conception architecturale ?

René Magritte

En cause : la fulgurante révolution techno-informatique et biologico-génétique contemporaine qui va transformer le corps humain et ses performances physiques autant que cognitives au point de faire exécuter à l’espèce un bond dans l’évolution, non seulement comparable à la révolution agricole du néolithique ou industrielle, mais à celui du passage à une espèce nouvelle « homo deus » selon Yuval Noha Harari. C’est aussi ce qu’annonce le trans-humanisme qui prône l’ « augmentation » de l’homme, via la manipulation génétique et la robotique. Notre espèce « homo sapiens » se verrait ainsi conquérir l’immortalité, la santé, le bonheur … Mais ces acquis, « offerts » par les compagnies techno-scientifiques dominantes (Google, Facebook, Tiktok et autre Amazon) auraient une contrepartie : le renoncement à notre liberté. Car pour atteindre à cet état de bonheur et de santé garantie, nous accepterions d’être contrôlés en permanence par un système intrusif dans la structure de notre corps et de notre cerveau. La seule manière d’échapper ou de freiner cet avènement d’une société sous surveillance, dont l’efficacité dépasserait les dictatures du XXème siècle, serait de nous « déconnecter ».

Mais cette possibilité est extrêmement faible si la totalité du monde –gouvernements, entreprises, syndicats et individus confondus, y compris architectes- ont pour ressort incontesté –de gauche à droite- la croissance comme modèle de développement et le « dataïsme » (le traitement des « data » humaines en tant qu’algorithmes) comme religion.

René Magritte

Nos smartphones ont déjà commencé cette surveillance et influent nos désirs de consommation et nos comportements à notre insu. Nos tablettes de lecture nous lisent pendant que nous croyons lire et anticipent nos goûts littéraires, nos modèles architecturaux, notre pensée. La médecine, les neurosciences et la génétique nous fournissent déjà les prothèses nécessaires au fonctionnement de nos organes et rallongent notre espérance de vie en prévenant les maladies et les malformations génétiques, voire en les éliminant in vitro, Le cyber-cerveau qui dominerait les nôtres agirait comme un « hackeur » superpuissant qui prendrait possession de notre ordinateur et in fine de notre corps et de notre pensée. Ce cerveau nous dit « ceci est la réalité » mais n’en est qu’illusion, comme les ombres dans la caverne de Platon. Aucun algorithme ne peut remplacer notre « être au monde », comme nous le rappellerait Heidegger à propos de l’architecture, même et surtout si cette présence a une dimension poétique.

La spécificité de la discipline architecturale réside dans les rapports signifiants, culturels qui lient – par le projet – les deux univers de la conception architecturale : celui de la réalité et celui de sa représentation.  Le sens (le « parti ») architectural se crée par le passage d’un univers à l’autre, d’un niveau de conception à un autre, d’une échelle à l’autre.  Dans ce glissement s’ouvre un choix : entre différenciation ou dépassement du mimétisme -du même- (de la structure et de l’apparence), le projet recourt à des références architecturales absentes ou invisibles dans la réalité, puisées dans le monde analogique de la représentation. 

Dans tous les cas, l’architecture se mesure par sa capacité à (re)présenter, c’est-à-dire à donner sens au monde, à la manière dont celui-ci est structuré par la pensée et par le faire (l’intelligence de la main). On se rappellera nos réflexions sur le « modèle médinal » et sur le métissage architectural -l’ « archimétissage », déjà présentées dans cette revue: deux approches qui posent la question de la représentation et de la référence en architecture. Le chef-d’œuvre de Jean Nouvel à Abou Dhabi serait impossible sans les concepts de la coupole et de la médina ; ce n’est pas l’informatique qui a produit ces idées fondatrices, mais la culture. De même, la plupart de nos projets -comme l’Espace Magh ou l’extension de la Chapelle Musicale Reine Elisabeth- explorent l’imaginaire culturel lié à des programmes et leur confrontation à un contexte architectural -matériel et historique- particulier. L’Espace Magh évoque à Bruxelles la culture arabo-musulmane dans un bâtiment Art-Déco et La Chapelle se donne une nouvelle image évoquant une partition musicale d’Eugène Isaïe, le fondateur du célèbre concours. Des approches poétiques qui s’inscrivent dans une pensée magrittienne, dans la mesure où ces projets évoquent-dans leur réalité visible- un monde invisible ou inaudible. Dans cette perspective, la pensée de Magritte peut effectivement nous être utile et ses œuvres inspirantes.

La véritable architecture raconte une histoire invisible qui donne sens au projet. Celui-ci émerge en quelque sorte du contexte, en révèle les potentialités cachées et l’identité profonde. Comme le suggère Magritte, le contexte tel qu’il se présente à nous est assez riche pour former un langage poétique, évocateur du visible et de l’invisible, de l’existant et du possible. Il est susceptible de conférer -par le projet- une profondeur et une présence nouvelles au réel comme à l’imaginaire, la continuation d’un patrimoine sous des formes inédites, une disparition apparente sous le métissage à l’œuvre et la genèse éventuelle d’une innovation.

En un mot, l’architecture doit rester un art complexe, dont une des fonctions majeures est de proposer des repères spatiaux et symboliques, qui varient d’une époque, d’une culture, d’une société, d’une civilisation à l’autre. Un art « anthropologique » qui reflète nos valeurs et agit sur notre mode de vie. Un art où l’« humanisation du monde » – y compris aujourd’hui dans sa dimension écologique et sa nature métissée, dans sa diversité- doit se prémunir des algorithmes anomiques et technologiques.

René Magritte

La pensée technicienne n’est pas capable de penser l’architecture, ni même de penser la technique, comme le soulignait déjà Jacques Ellul. Or, avec la numérisation de la discipline, ne subissons-nous pas déjà le « terrorisme feutré de la technologie » ou « un bluff technologique » qui menace de neutraliser les capacités poétiques de la conception architecturale, que la pauvreté générale des images 3D indique souvent ? Ainsi se pose une question existentielle pour l’architecture, bien plus menaçante que la mort annoncée de l’architecture par l’hypothèse « générique » koolhaasienne : l’architecture survivra-t-elle à l’intelligence artificielle ?


ARTICLE PAR Marc Gossé, architecte
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