DARGIL : innovation écologique en terre comprimée par Mamoun Kadiri Hassani

Le projet DARGIL, porté par l’architecte Mamoun Kadiri Hassani à Beni Mellal, incarne une réponse innovante et écologique aux défis énergétiques et climatiques mondiaux. En explorant les possibilités offertes par la construction en terre comprimée, cette initiative vise à repenser le secteur de la construction au Maroc. À travers l’utilisation de matériaux locaux et éco-responsables, DARGIL offre une alternative durable et respectueuse de l’environnement, tout en préservant les traditions architecturales locales.


A+E // Quel est le contexte qui a motivé la création du projet DARGIL dans la région de Beni Mellal au Maroc ?

Mamoun Kadiri Hassani :  » En Août 2020, pendant la crise du Covid-19, je décide de retourner au Maroc après avoir fini mes études en architecture et une première expérience professionnelle à Paris. L’idée du projet DARGIL avait mûri dans mon esprit depuis plusieurs années déjà et était l’une des principales motivations de mon retour. J’avais découvert le potentiel des matériaux de construction en terre crue lors de mes études, et notamment en 2017, lors d’un workshop de fabrication de Bloc de terre comprimée en Belgique, organisé par l’agence BC architects. Depuis, il me tenait à cœur de développer une initiative locale dans ma région natale, à Beni Mellal.

À partir de l’automne 2020, j’ai eu l’opportunité de pouvoir expérimenter librement dans notre usine familiale, qui produit des matériaux de construction conventionnels. En explorant le terrain de l’usine, j’y ai découvert de grandes quantités de boues argileuses qui sont rejetées par la production de sable lavé. Il y avait donc, d’un côté, un site qui se prêtait particulièrement à la fabrication industrielle de matériaux en terre crue. D’un autre côté, il y avait une problématique de déchets industriels qui s’accumulaient depuis des années, et qui nous poussaient à chercher une solution d’économie circulaire, à travers la revalorisation de ces boues de lavage. À cela s’ajoutent les spécificités du climat local : Beni Mellal est connue pour la chaleur intense et prolongée de ses étés, et pour des amplitudes thermiques importantes entre l’été et l’hiver, et entre le jour et la nuit. Ceci devrait appeler les professionnels du bâtiment à chercher des solutions adaptées en termes de conception et de mise en œuvre de matériaux à forte inertie thermique. Les agglomérés de ciment et les briques cuites creuses habituellement utilisés n’offrent pas assez d’inertie, ce qui nous rend dépendants de l’usage systématique du climatiseur. Or la climatisation mécanique pose à la fois un problème économique (facture énergétique élevée), écologique (consommation d’énergie et contribution au réchauffement de la ville), et sanitaire (inconfort pouvant causer des maladies). Enfin, plus largement, le contexte du dérèglement climatique ne cesse d’amplifier les risques, particulièrement pour des régions aussi chaudes et exposées à la sécheresse, qui sont malheureusement en première ligne pour subir ces changements extrêmes. Cela vaut aussi pour une grande partie du territoire marocain. »

A+E // Quels sont les objectifs principaux du projet DARGIL en termes de matériaux de construction et d’architecture ?

M. K. H. :  » L’objectif principal du projet est de proposer une alternative concrète au système industrialisé de la construction conventionnelle telle qu’elle se pratique systématiquement aujourd’hui au Maroc. Les avantages de la construction en terre crue ne sont plus à prouver. Plusieurs concepteurs en sont conscients mais rencontrent des difficultés à prescrire la terre crue comme matériau de construction et arriver jusqu’au bout de la réalisation, dans le respect des principes de la construction éco-responsable. En mettant sur le marché une nouvelle offre de matériaux réellement locaux, à faible énergie grise, avec un processus de fabrication maîtrisé, ainsi qu’un accompagnement pour la conception, nous réussissons à créer des conditions favorables à un vrai changement des pratiques constructives. Il ne s’agit pas simplement d’un énième produit décoratif ou esthétique à ajouter sur un catalogue de finitions, mais d’un véritable changement de paradigme. Ce serait une première victoire, si on arrive simplement à faire poser la question : « de quoi est fait mon bâtiment ? Quels sont les impacts de fabrication et de systématisation des matériaux conventionnels sur notre confort, notre climat, nos villes, nos ressources et nos paysages ? » Et, par la suite, de comprendre que la façon conventionnelle de construire n’est pas la seule possible. Il y a en réalité un immense potentiel à explorer du côté des matériaux naturels, que l’on peut trouver localement dans les différentes régions de notre territoire. En proposant un premier exemple concret de matériau prêt à l’emploi, le projet DARGIL souhaite continuer l’exploration de ressources locales pour la construction, promouvoir et faciliter l’usage de ces matériaux dans nos bâtiments.

Il s’agit aussi d’inviter les professionnels de la construction, en particulier les architectes, à se réapproprier leur territoire, leurs ressources locales, leur climat, et contribuer au développement des savoir-faire spécifiques à ces matériaux. Cela peut s’accomplir à travers la recherche d’une architecture véritablement locale, dans sa matérialité et sa structure. »

A+E //Quelles ont été les principales difficultés que vous avez rencontrées lors de la mise en œuvre du projet DARGIL et comment vous les avez surmontées pour aboutir à la réalisation réussie de l’unité de production de Blocs de Terre Comprimée et des bâtiments démonstrateurs ?

M. K. H. :  » En plus des difficultés communes à toutes les industries de fabrication de matériaux, nous avons été confrontés aux difficultés d’acceptation du matériau terre pour la construction. Il subsiste encore des idées reçues sur le fait que la construction en terre ne pourrait se faire qu’en milieu rural, ou que cela appartiendrait au passé. On nous pose aussi régulièrement des questions techniques sur l’exécution et la pérennité de ce type de construction : « est-ce que la terre est assez résistante ? peut-on faire passer les réseaux de plomberie, d’électricité, dans un mur en blocs DARGIL ? comment fixer les menuiseries ? quelles finitions sont possibles ? etc. ». Au démarrage du projet, nous essayions de répondre à ces questions oralement, en montrant des images de références de projets contemporains en terre, des articles de recherche ou encore des textes de guides de bonne pratique, de pays européens notamment. Mais la réticence demeurait malgré ces explications, alors nous avons procédé à la conception et la réalisation de ces bâtiments démonstrateurs, pour rassurer les concepteurs, les bâtisseurs et les futurs usagers.

Ainsi, le showroom DARGIL que nous avons réalisé permet, d’une part, de répondre à cet ensemble de questions techniques. D’autre part, il permet d’illustrer quelques principes essentiels de conception d’un bâtiment en terre : de « bonnes bottes » (soubassement) et un « bon chapeau » (débord de toiture) qui protègent les murs en terre du contact avec l’eau ; des enduits en matériaux perspirants (plâtre / chaux), éviter l’enduit ciment sur la terre, etc. Il expose également la possibilité d’avoir des finitions intérieures contemporaines, qui s’adaptent aussi bien à un mode de vie urbain. Deux ans (et un séisme) plus tard, le showroom est toujours en parfait état, et ouvert aux visiteurs. Par ailleurs, nous avons aussi rencontré quelques défis dans la conception et la réalisation de la machine hydraulique qui produit les blocs. Nous avons fabriqué la machine à partir de pièces recyclées. Contrairement à une machine que nous aurions pu acheter toute faite, nous avons pu tirer profit de toutes ces difficultés car elles nous ont permis d’améliorer progressivement le modèle, de le maîtriser et de l’optimiser au fur et à mesure des premiers cycles de production. Le résultat s’est traduit au final dans la qualité et la stabilité de la machine. Tout cela s’est fait grâce au professionnalisme de l’équipe de l’usine ».

© Makarchitecte

A+E // Quels sont les avantages des Blocs de Terre Comprimée (BTC) par rapport aux matériaux de construction conventionnels ?

M. K. H. :  » Les blocs DARGIL présentent des avantages thermiques, hygrométriques, acoustiques, sanitaires et écologiques.

  • Thermique : Ils se caractérisent par une forte inertie thermique, due à leur masse, leur compacité et leur composition. L’inertie thermique (à ne pas confondre avec l’isolation thermique) est une propriété indispensable au confort thermique sous nos climats, car elle permet de réduire l’amplitude thermique (différence de température entre les maximums et les minimums journaliers et saisonniers), et crée un déphasage, c’est-à-dire qu’elle ralentit et réduit l’entrée de la chaleur de l’extérieur vers l’intérieur. Un bâtiment bien conçu, avec suffisamment d’inertie thermique, peut conserver une température intérieure stable en permanence tout au long de l’année, sans recourir à la climatisation.
  • Hygrométrique : Le taux d’humidité dans l’air ambiant est un facteur crucial du confort ressenti. L’argile contenue dans les blocs leur confère une excellente capacité de régulation hygrométrique. Les murs absorbent l’humidité quand elle est trop importante, et la restituent quand l’air est trop sec. Ainsi, le taux d’humidité de l’air ambiant est maintenu dans un équilibre confortable pour le corps humain.
  • Acoustique : Les blocs DARGIL offrent très bonne performance d’affaiblissement acoustique, ce qui en fait un matériau idéal pour les espaces où l’on recherche le calme et la concentration. Ils peuvent être utilisés en tant que séparation entre l’intérieur et l’extérieur, entre les pièces d’une habitation, entre deux logements distincts, en doublage sur des murs existants, etc.
  • Sanitaire : Ils sont constitués de matériaux parfaitement sains, ne contiennent aucun produit chimique toxique et ne rejettent aucun COV (Composé Organique Volatil). Leur capacité de régulation de l’humidité réduit le risque d’allergies et permet de faire « respirer » le bâtiment. Les murs en terre sont également connus pour leur capacité d’absorption des odeurs. Ils ne nécessitent pas de peintures chimiques. Ils peuvent être enduits à la chaux, qui offre des propriétés antifongiques et une qualité de l’air exceptionnelle.
  • Écologique : Le cycle de vie du matériau DARGIL se caractérise par une consommation d’énergie et un impact environnemental extrêmement faibles. Il provient d’une ressource minérale naturelle abondante et recyclée. Sa fabrication ne nécessite pas de cuisson, contrairement au ciment ou à la terre cuite. Les murs en terre ont une excellente durabilité, car ils ne contiennent pas de matériau corrodable. Enfin, le matériau peut être entièrement recyclé en fin de vie, sans produire de déchets. »

A+E // Comment le projet DARGIL aborde-t-il la question de la dépendance énergétique excessive du secteur de la construction au Maroc ?

M. K. H. :  » Nous souhaitons aborder cette question de façon transparente et objective. Pour cela, il faut analyser la pratique de la construction à travers les flux physiques qu’elle implique, durant tout son cycle de vie : extraction de la ressource, fabrication du matériau, transport, mise en œuvre, exploitation du bâtiment, et fin de vie (démolition). Lorsque nous faisons cette analyse, nous remarquons que la construction telle qu’elle se pratique aujourd’hui au Maroc, est fondamentalement basée sur l’importation de pétrole ou de matériaux fabriqués à l’étranger. Concrètement, notre environnement bâti est constitué de ciment, d’acier, de granulats, d’aluminium, de plastique, de verre, de terre cuite, de céramique, de peintures chimiques, de colles, de MDF, etc. La quasi-totalité de ces matériaux sont soit importés, soit fabriqués localement avec du pétrole importé, car leurs transformations sont intenses en consommation d’énergie (cuisson à haute température notamment). Il est difficile d’accepter que notre pays soit incapable d’assurer, par ses propres ressources, cet acte de la construction qui, pourtant, est censé définir une civilisation et refléter l’identité de chaque société. Il s’agit d’un problème majeur lorsque l’on connaît l’importance économique et sociale du secteur du bâtiment au Maroc et le déclin inéluctable du pétrole à l’échelle mondiale. Le parti pris du projet DARGIL consiste à contribuer à réintroduire la possibilité de construire à partir des ressources locales, avec des outils modernes, pour un confort et un cadre de vie contemporains. »

A+E // En quoi consiste la démarche du projet DARGIL pour encourager l’adoption de techniques de construction plus éco-responsables et moins énergivores ?

M. K. H. :  » En proposant un matériau prêt à l’emploi, nous souhaitons faciliter la prescription et la mise en œuvre des matériaux locaux et naturels. Ce premier pas est une étape cruciale pour encourager un changement des pratiques. Nous proposons également un accompagnement personnalisé pendant la phase de conception, afin de prendre en main certains réflexes liés à la nature du matériau et ses spécificités.

En analysant les contraintes qui ralentissent l’adoption de techniques traditionnelles, nous avons relevé plusieurs changements des pratiques constructives inhérentes à leur industrialisation. Là où les bâtisseurs anciens avaient un contact direct avec la matière première, le processus de conception et la mise en œuvre, nos pratiques actuelles sont pensées en « silos » : il y a des intervenants différents pour chacune de ces étapes, et chacun d’entre eux a des intérêts et des sensibilités différentes. Cela nous place dans un système extrêmement rigide et résistant aux changements de fond. On ne peut pas remettre en question la construction en béton armé, sans interroger l’ensemble du système : du premier coup de pelleteuse qui extrait le calcaire pour la fabrication du ciment, jusqu’au dernier coup de peinture artificielle avant de livrer le bâtiment, et même au-delà, à travers l’exploitation du bâtiment, et sa fin de vie, avec la gestion des déchets de démolition qu’impliquent les matériaux artificiels.

Par conséquent, notre démarche est pensée en étapes. Dans un premier temps, il s’agit d’intégrer un matériau naturel adapté à ce système existant, notamment en termes de prescription, de mise en œuvre, et de réglementation. Concrètement, le bloc DARGIL peut être employé en tant que remplissage dans une structure « conventionnelle » en béton armé. Il peut être également utilisé comme doublage sur des bâtiments neufs ou ancien, pour une amélioration thermique, hygrométrique et acoustique. Par la suite, nous souhaitons contribuer à retrouver les avantages de sobriété énergétique des techniques traditionnelles, tout en tirant profit des outils modernes. L’objectif est d’arriver à construire des bâtiments dont la structure est faite de matériaux à faible énergie grise, typiquement des murs porteurs en terre. »

Propos recueillis par Yasmina HAMDI


INFOS

Matériaux : @dargil.eco.briques

Architecture : @makarchitecte

Site web : www.makarchitecte.com


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