L’hôtel du lac de Tunis : entre gloire passée et disparition programmée

L’histoire de l’Hôtel du Lac est indissociable de celle du boulevard Mohamed V, tracé après l’indépendance de la Tunisie. Cette grande artère structurante de la capitale découle d’un concours international lancé en 1959 pour l’aménagement de Tunis et confié à une équipe d’architectes bulgares dirigée par Luben Tonev. Après la signature de la coopération tuniso-bulgare, leur plan d’aménagement de la zone lacustre, couvrant 230 hectares, fut coordonné avec le plan général du Grand Tunis élaboré par le professeur italien Ludovico Quaroni, en collaboration avec Adolfo De Carlo.


Conçu par le bureau bulgare Glavproekt, le boulevard Mohamed V devait devenir l’épine dorsale de la nouvelle composition urbaine. Large de 70 mètres, il reliait le centre historique aux quartiers nord et s’alignait sur une programmation ambitieuse : hôtels d’affaires, banques, foire internationale, complexe sportif, centre culturel, parc de loisirs et vastes espaces verts. La presse tunisienne de l’époque le qualifiait de « fenêtre de la capitale sur le lac », symbole d’une Tunisie indépendante tournée vers la modernité et vitrine d’une architecture inspirée par les grands noms internationaux.

Ce plan d’urbanisme, préparé à l’échelle 1/500e, offrait aux architectes un cadre précis pour développer leurs projets, la plupart confiés par désignation directe. C’est ainsi que l’architecte italien Raffaele Contigiani (1920-2008) fut chargé de concevoir un hôtel d’affaires sur une parcelle particulièrement contraignante, à la fois oblongue, vaseuse et perpendiculaire au boulevard Mohamed V.

Dans une interview, il raconte : « De retour à Tunis, on m’a proposé de concevoir un grand hôtel dans la ville. Inspiré par les pyramides du Pavillon de Zagreb et enthousiasmé par les possibilités techniques de l’acier, j’ai imaginé un bâtiment qui en exprimerait visiblement les caractéristiques. C’est à ce moment-là que le projet a été présenté à Bourguiba, président de la République tunisienne » .

UNE ICÔNE DE LA MODERNITÉ TUNISIENNE

Érigé au début des années 1970, l’Hôtel du Lac s’est imposé comme un repère majeur du paysage de Tunis et comme l’un des symboles de la Tunisie moderne. Le président Habib Bourguiba choisit ce projet pour sa silhouette audacieuse et futuriste, reflet de ses ambitions progressistes pour la capitale.

Son architecte, Raffaele Contigiani, imagina « un arbre de maisons », métaphore qui donna naissance à cette forme pyramidale inversée, rendue possible par l’usage conjugué de l’acier et du béton précontraint. Le véritable défi résidait toutefois dans la nature du sol, boueux et instable en bordure du lac. La solution fut trouvée grâce à un système de fondations reposant sur 190 pieux en béton armé enfoncés à 60 mètres de profondeur.

L’hôtel s’élevait sur dix niveaux et offrait 416 lits, disposés dans une enfilade de chambres alignées le long d’un couloir vitré tourné vers la façade principale. Sa faible profondeur donnait une grande lisibilité à son volume. Aux extrémités est et ouest, deux imposants escaliers de secours accentuaient l’élan ascendant de la silhouette et devinrent, avec les étroites fenêtres répétées de la façade nord, les signatures formelles de l’édifice.

Dès 1966, l’étude structurelle fut confiée au bureau d’ingénierie viennois Wiener Brückenbau und Eisenkonstruktions, sous la direction des ingénieurs L. Nerap et H. Hyps. La réalisation fut assurée par l’entreprise autrichienne EFERT, responsable également de l’importation des menuiseries extérieures.

Les façades latérales, réduites à deux escaliers monumentaux disposés en gradins, renforçaient l’effet spectaculaire de pyramide inversée et consacraient l’Hôtel du Lac comme un geste architectural aussi radical qu’emblématique.

La construction de l’Hôtel du Lac fut supervisée par Abdelaziz Zenaidi, ingénieur en chef des travaux publics, sous la maîtrise d’ouvrage de la Société Hôtelière et Touristique de Tunisie (SHTT), dirigée alors par Mokhtar Fakhfakh. Dès son inauguration, l’édifice s’imposa comme un repère majeur de la capitale, entrant en rivalité symbolique avec l’Hôtel Africa, plus haute tour de Tunis, conçu par l’architecte Olivier Clément Cacoub, architecte-conseil du président Bourguiba.

Sa silhouette audacieuse suscita des réactions contrastées. Pour certains Tunisiens, elle représentait un manifeste futuriste et progressiste ; pour d’autres, elle évoquait une présence inquiétante, comparée à un monstre de béton dominant le paysage. Cette ambivalence contribua à son aura et à son statut d’icône urbaine.

À son apogée, l’hôtel fut le théâtre d’événements internationaux, accueillant notamment en 1975 un concert de James Brown. Plus largement, il incarnait l’ambition d’une Tunisie indépendante qui cherchait à affirmer son rôle de modèle régional en matière de modernité, de progrès et d’innovation architecturale.

En 2017, le site ArchDaily le classa parmi les édifices les plus emblématiques du mouvement brutaliste, une reconnaissance qui confirme la portée de l’Hôtel du Lac bien au-delà des frontières tunisiennes.

L’hôtel du Lac fonctionna comme hôtel de luxe jusqu’au début des années 2000. Faute de bonne gestion, il fut condamné à la fermeture puis à l’abandon. Racheté en 2010 par une société d’investissement libyenne (LAFICO), il fit l’objet en 2020 d’une demande de démolition, laissant le bâtiment livré à son sort. Depuis, la société civile, représentée notamment par l’association Édifices et mémoires a multiplié les demandes de protection et de classement. En 2021, un rapport de l’Institut National du Patrimoine indiquant que l’hôtel ne présentait pas de danger structurel. Pourtant, procédure de classement n’a été engagée.

Le classement du siège de la Société Nationale des Transports Maritimes Tunisiens (SNT), assorti d’une zone de protection de 400 mètres, avait permis à l’hôtel du lac d’en bénéficier. Mais cette protection fut levée en février 2025. A notre grande déception, une autorisation de démolition sans reconstruction fut alors accordée à la société d’investissement lybienne, malgré tous les efforts déployés pour sauver cet emblème de la modernité.

« Plus de transparence » : telle est la revendication des défenseurs de l’Hôtel du lac. Depuis le 15 août 2025, le bâtiment est ceinturé par un balisage annonçant l’ouverture du chantier de démolition. Comment ? Pourquoi ? Pour quelles finalités ? Où est le panneau de chantier ? S’agit-il de démantèlement partiel ou total ? Quel projet est prévu ? Autant de questions demeurent sans réponses.

Une mobilisation nationale s’est alors engagée : « Sauvons l’hôtel du lac ! », « Préservons notre mémoire collective ! ». Ces slogans rassemblent aussi bien des spécialistes que des amateurs du patrimoine et d’histoire architecturale et urbaine. La mobilisation internationale avec le soutien des ONG telles que le World Monuments Fund, l’ICOMOS et DOCOMOMO International, et les associations telles que Casamémoire attestent de la valeur internationale de ce bâtiment.

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES :

Portrait de Salma Garbi

• Gharbi Salma et Touiti Emna, Architectures de la coopération tuniso-bulgare des années 60-70, revue Archibat, N°64, 2025, pp30-31
• Gharbi Salma, Connaitre pour reconnaitre : l’héritage pluriel du mouvement moderne en Tunisie, revue Archibat, N°60, 2024, pp54-59
• L’Architecture d’Aujourd’hui, n°, 20 de 1948
• Leila Ammar, « Les enjeux du patrimoine ancien et récent à Tunis aux XIXe et XXe siècles, entre volontés de sauvegarde et périls », Al-Sabîl : Revue d’Histoire, d’Archéologie et d’Architecture Maghrébines [En ligne], n°3, Année 2017. URL : http://www.al-sabil.tn/?p=2877
• Medded Nader, La modernisation de Tunis : un urbanisme et une architecture d’État au miroir d’une anthologie de la percée dans la médina (1881-1987), la Faculté des Études Supérieures, Université de Montréal, février 2015
• Olfa Bohli Nouri. La fabrication de l’architecture en Tunisie indépendante : une rhétorique par la référence. Architecture, aménagement de l’espace. Université Grenoble Alpes, 2015. Français. NNT : Français. 2015GREAH019, tel-01445118
• Revue, Stahlbau rundschau n°35, septembre 1970
• Revue, Architektura, n°9-10, 1963

Par Salma Gharbi
Architecte et enseignante-chercheuse
Membre fondateur du chapitre tunisien DOCOMOMO et membre du conseil consultatif de DOCOMOMO International

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