Rachid Khayatey est un architecte atypique dans le paysage de la construction au Maroc. Il exerça d’abord en tant que maître d’œuvre talentueux pour s’engager ensuite dans une brillante carrière de promoteur immobilier. Ayant pour leitmotiv « un concept d’avance », il n’a cessé d’innover. D’ailleurs, comme il le dit si bien : l’architecte est un entrepreneur dans l’âme.
A+E // Comment un gestionnaire comme vous est-il arrivé à l’architecture ?
RACHID KHAYATEY // Avant de faire architecture, je faisais des études d’économie à la faculté de droit de Pau car, après mon bac, je savais exactement ce que je voulais faire : concrétiser la vocation dont j’ai toujours rêvé à savoir l’entrepreneuriat..
A+E // Pourquoi l’entrepreneuriat ?
R.K // Mon père, qui était fonctionnaire, avait une grande conviction de militant et un grand amour pour la patrie. Il faut savoir qu’à l’époque, après l’indépendance, les gens choisissaient la fonction publique par patriotisme. Puis dans les années 65-70, il a commencé à déchanter en me disant, alors que j’étais encore un petit enfant, « qu’il fallait éviter la fonction publique et qu’il valait mieux que je devienne entrepreneur car n’étant pas salarié, je pouvais prendre mon destin en mains ». Hanté par cette idée, il fallait que «j’entreprenne», d’où les études d’économies qui ne pouvaient que m’éclairer plus tard.
A+E // Mais où est l’architecture dans tout cela ?
R.K // à Pau, à la faculté, j’avais un ami marocain qui se trouvait là par défaut parce qu’il n’avait pas réussi à avoir son inscription en architecture. Il me parlait tout le temps de ce métier et avait un amour pour le dessin et la peinture. A force, il a fini par me convaincre et par me faire aimer ce qu’il voulait faire. On a postulé ensemble à la fin de la deuxième année de deug pour un changement. Comble de l’ironie, j’ai eu une réponse favorable et lui, qui avait la vocation, n’a pas eu d’inscription.
A+E // Vous êtes un peu architecte par procuration ?
R.K // J’étais là devant un dilemme et je me demandais réellement que faire devant cette issue ? Mais mon ami m’a tellement fait aimer le dessin et l’architecture que j’ai décidé de poursuivre dans cette voie, sans lui ! Peut-être parce que c’est un grand ami pour moi et que devenir architecte était, quelque part, réaliser pour lui ce qu’il souhaitait faire. C’est comme ça, par ricochet, que j’ai atterri à la prestigieuse école de Versailles, en architecture. Et lui aujourd hui est au top management de la Samir.
A+E // Ce sont deux mondes différents. Celui, plus rigoureux de l’entrepreneuriat et l’autre, plus capricieux, de l’architecture ?
R.K // C’est totalement faux parce qu’on aborde l’architecture avec un état d’esprit entrepreneurial. Réaliser un projet, cela se passe en plusieurs étapes : l’esquisse, l’avant-projet, le projet détaillé, puis l’exécution et cela, c’est une chose formidable. On acquiert une démarche entrepreneuriale propre à notre métier. J’en veux pour preuve les architectes qui ont fait autre chose que l’architecture à partir de leur diplôme d’architecte. On les trouve un peu partout dans le monde du business, écoles, hôtels, entreprises …et tous ont réussi car ils possèdent cette magie de pouvoir passer de l’idée à la forme : l’architecte est un entrepreneur dans l’âme.
Pour l’anecdote, étant étudiant en architecture, je me suis arrangé pour travailler dans le cadre d’une exposition au centre Pompidou, intitulée «L’architecture de terre ou l’avenir d’une tradition millénaire». J’ai dessiné des aquarelles du village de Gourna, du célèbre architecte Hassan Fathi, de la villa de Farid Belkahia et de plusieurs autres œuvres. En faisant ce travail, j’ai réussi à valider des unités de valeur de quatrième année tout en me faisant rémunérer honorablement par le centre Georges Pompidou. C’était ma première commande rémunérée alors que j’étais encore étudiant.
A+E // On dit que vous êtes l’architecte du premier projet de logement social de Anas Sefrioui, PDG du groupe Addoha ?
R.K // Oui effectivement, les premiers projets d’Addoha, c’est moi qui les ai conçus. L’immobilier social jusqu’en 1996 était vraiment artisanal avec des promoteurs sporadiques amateurs. Anas Sefrioui a eu le mérite d’apporter une vision industrielle à l’immobilier social.
A+E // Addoha était alors votre premier client en tant qu’architecte ?
R.K // Non, avant lui il y avait le défunt Lhaj Abdelkader Bensaleh que j’ai rencontré par pur hasard dans une salle d’attente à l’agence urbaine de Casablanca. J’étais en train de demander un renseignement quand un monsieur d’un certain âge est entré. Je l’ai salué poliment puis on a échangé quelques phrases. Il m’a proposé de passer le voir. Quand je suis allé chez lui, il m’a confié un projet. C’était le premier de ma carrière : il s’agissait de la construction d’un silo agricole à Beni Mellal. Comme quoi, c’est le projet qui fait l’architecte ! Et depuis, je suis resté pendant une décennie l’architecte du groupe.. .
A+E // Comment s’est fait le glissement qui a fait que l’architecte est devenu promoteur immobilier ?
R.K // à dire vrai, c’est une chose qui était dormante chez moi. Etre prestataire de service ne me satisfaisait plus dans la mesure où j’avais des idées que j’estime originales, qui étaient difficilement acceptables pour mes clients qui les trouvaient excentriques ou farfelues par rapport à la pratique. Ou bien fallait-il un improbable promoteur qui partage la même idée, ou alors qui soit un peu fou pour pouvoir me suivre. J’ai donc décidé d’être mon propre client et, dès lors, suis devenu promoteur immobilier..
A+E // Quelles sont les innovations dont vous êtes porteur ?
R.K // La première idée que j’ai réalisée après 10 ans de pratique architecturale était de faire les agglomérations d’intérêts communs : ce que nous appelons aujourd’hui les résidences fermées. Quand je voulais faire la première résidence en disant qu’il ne va y avoir qu’un seul mur d’enceinte et qu’il n’y aurait pas de murs de séparation entre les villas, tout le monde me regardait avec les yeux grands ouverts en me disant : «alors, mon chien peut rentrer dans la maison des voisins ? Et il n’y aura pas de limites physiques entre une maison et une autre ? Ça ne marchera jamais au Maroc !».
A+E // Et aujourd’hui ?
R.K // Maintenant, c’est un modèle urbain qui se développe un peu partout. Quand je regarde la ville de Casablanca ; certains quartiers ont pris cette forme urbaine. Je peux dire, sans vanité, que j’y ai participé pour beaucoup et j’ai laissé mon empreinte sur les formes et composition de leurs tissus.
Je suis allé encore plus loin à Marrakech, dans le projet River Palm, une urbanisation résidentielle autour de l’eau : une architecture aquatique. Là aussi, les gens me regardaient de travers en pensant que je prenais mes désirs pour des réalités. Et finalement, voilà qu’après 12 ans, le projet est là et il continue de bien vivre, au bonheur de ses habitants.
A+E // Vous avez été également précurseur en matière de constructions soucieuses de l’environnement ?
R.K // J’ai commencé très tôt cette expérience à Marrakech dans le projet Jannat Zaitoun. Alors qu’aucune règlementation ne m’obligeait à prendre des mesures écologiques, j’ai investi dans des dispositifs passifs et actifs qui permettaient de vivre dans ces appartements, très efficients énergétiquement, été comme hiver, avec un confort optimal. Cela a été attesté par des organismes comme Diagamter ou Cap Terre. Ce dernier m’a remis une attestation officielle stipulant que le projet répond à la future Règlementation Thermique des Constructions au Maroc (RTCM) avant même son entrée en application en novembre 2015, soit 5 ans plus tard! J’ai fait du durable en engageant des surcoûts alors que partout à Marrakech, les prix étaient à la baisse.
A+E // Qu’en est-il de votre engagement dans le marketing culturel ?
R.K // Aujourd’hui, après un parcours que j’estime riche en expériences, et que mes enfants ont grandi et trouvé chacun leur voie, j’ai décidé de passer à une autre phase de développement. J’ai décidé de marier mes propres projets, ou ceux que je fais avec mes associés, avec un dénominateur commun : la culture. Il s’agit de centres culturels thématiques sous la dénomination «Maison de l’architecture» ou «Maison de la photo», etc. qui vont rayonner au-delà du Maroc et vont avoir un rôle à jouer important dans la propagation de la culture qu’ils doivent véhiculer. Dotés d’une autonomie financière, ils auront leur propre dynamique et contribueront à animer la scène culturelle marocaine à travers la thématique propre à chaque entité. Chacun de ces centres fera l’objet d’un concours d’architecture réservé aux jeunes architectes pour donner la chance aux plus talentueux d’émerger. C’est ma contribution envers la jeunesse de ce pays.