La sociologue et les architectes


Décédée à la suite d’une longue maladie le 15 juin 2008, Françoise fût la figure de proue de la sociologie urbaine au Maroc. Les architectes du Maroc l’appréciaient pour sa fougue et son immence amour pour son pays d’adoption – Hommage à la mémoire d’une passionnariat de l’architecture.
Sociologue de l’urbain, Françoise Navez-Bouchanine a consacré sa vie aux enjeux de la ville et des espaces urbains, leur consacrant ses recherches et ses nombreux travaux de terrain et d’élaboration conceptuelle. En tant qu’intellectuelle et femme de science, elle était dans un mouvement permanent entre la posture du savant et la posture du politique. Elle était animée par une volonté militante de rendre l’action plus intelligente et de rendre l’intelligence plus agissante. À travers tous les réseaux d’échanges et de recherche qu’elle a sumonter et faire vivre entre professionnels au-delà des frontières, elle s’est également investie dans la recherche sur les villes du monde entier.
Professeur, enseignante et chercheur, invitée par de nombreuses écoles et instituts de formation et de recherche dans le monde entier, Françoise a toujours cherché à créer des passerelles entre sciences sociales et architecture. Par ses travaux de recherche – en Amérique, en Asie, en Afrique et en Europe – et l’enthousiasme qu’elle a sans relâche mis à les transmettre, à les exposer, à les expliquer, Françoise s’est progressivement imposée comme la non-architecte la plus capable de parler, d’écouter, de comprendre et de travailler avec les architectes, pour reprendre le mot d’un de ses anciens étudiants


Les écouter pour comprendre leurs valeurs, leurs cultures professionnelles et entrer dans la cuisine des projets architecturaux et urbanistiques en refusant de s’en exclure au prétexte que l’architecture ne regarde que les architectes. Écouter aussi, avec curiosité et bienveillance, étudiants et jeunes professionnels chez qui elle semblait toujours chercher l’étincelle de leur compréhension de l’utilité des sciences sociales appliquées dans la fabrique de la ville. Leur parler, pour les sensibiliser aux dimensions sociales et humaines des projets techniques. Pour leur faire entendre d’une façon simple et intelligible la question – fondamentale – des modes d’habi- ter ou la simple évidence qu’un logement vide est un logement « non réel ». Et leur faire comprendre que c’est dans la connaissance, intime et attentive aux nuances, de la façon dont les gens s’approprient leur logement que l’on touche à des enjeux fondamentaux à prendre en compte dans tout projet venant perturber ou modifier leur cadre de vie. Cette idée défendue par Françoise qu’il nous fallait, nous architectes, sociologues, ingénieurs, professionnels du développement de tout ordre, apprendre à regarder est au cœur de l’héritage intellectuel qu’elle nous laisse aujourd’hui. Les comprendre et comprendre notamment leur difficulté à exprimer leur perception des réalités sociales. Elle savait prendre le temps, avec ses étudiants en architecture comme avec ses collaborateurs architectes dans des projets, pour les accompagner dans la formulation de ressentis parfois difficiles à traduire.
Agir et donner à la sociologie urbaine sa place dans nombre de projets architecturaux et urbanistiques en allant vers les autres professions, avec une générosité jamais tarie, pour provoquer des échanges et des débats et contribuer à améliorer les projets et leur capacité à répondre aux réalités sociales.
Ses travaux, ses enseignements et les diverses contributions qu’elle a apportées à de nombreux projets sont une source d’une intelligence foncièrement humaine, à laquelle tous les professionnels de l’urbain peuvent venir puiser des enseignements d’une simplicité parfois déroutante. Elle a travaillé cinq thèmes majeurs, dont les enchevêtrements expriment la cohérence d’une pensée complète et harmonieuse. Véritable porte d’entrée dans la ville, la question des formes et modes d’habiter l’a conduite à s’interroger sur les modes et pratiques de l’enquête, outil fondamental pour accéder à une compréhension fidèle des réalités sociales. Ces réalités sociales, elle les a questionnées en s’attachant en particulier aux bidonvilles, puis plus largement à la notion de fragmentation urbaine, dans ses composantes socio-spatiales. C’est finalement les questions liées à l’opérationnalisation d’une pensée qui marquent ses derniers travaux avec une grande attention portée à la façon de rendre tous les résultats de ses analyses utiles, dans le cadre des politiques de résorption de l’habitat jugé « insalubre ».
Toutes ces réflexions, Françoise a toujours essayé de les mettre en pratique, en tentant d’en faire entrer l’esprit, sinon la lettre, dans la fabrique des politiques publiques, guidée par un sens intarissable – utopique et réaliste à la fois – du progrès social. Cette démarche la prémunissait contre l’ordinaire et plaçait constamment ce qu’elle faisait dans la quête d’un avenir meilleur. Aussi s’engouffrait-elle avec malice et détermination dans toute brèche, même minuscule, à travers laquelle elle devinait une possibilité d’ancrage de valeurs et de pratiques porteuses d’humanité, de justice et de liberté.
Auprès des politiques et des institutionnels, Françoise s’est attachée à diffuser des idées et des visions innovantes, pour participer à la construction de politiques publiques plus citoyennes. Militante de la participation, elle ne pouvait pas admettre que les hommes soient d’une façon ou d’une autre « objets », fût-ce objets d’intervention ou d’étude. Militante de l’humain, elle ne pouvait pas non plus accepter que les considérations techniques et financières prennent le pas sur une vision plus attentive des réalités sociales. Et ce sont ces valeurs qu’elle a contribué à diffuser auprès des faiseurs de politiques. Ainsi, cette idée toute simple – mais si difficile à faire admettre – que tout projet d’amélioration du cadre de vie passe par une bonne connaissance du logement habité, ou que la mise en expérience ou « test » de pistes envisagées peut permettre de réels progrès. Elle s’est également attachée à faire entendre la nécessité d’une prise en compte des savoirs sociaux à toutes les étapes du processus de projet et d’une évaluation nécessairement postérieure à l’immédiat « après-projet » où l’on ne peut rien mesurer en termes de réelle appropriation.
Découragée à certains moments par la lenteur de l’évolution des pratiques et des esprits, attristée à d’autres par le retour de pratiques qu’elle espérait dépassées, Françoise a néanmoins toujours tenté de faire évoluer les visions au coeur de la machine publique en travaillant jusqu’au bout pour y diffuser une philosophie nouvelle.


Aux côtés de nombreux organismes et institutions de développement social concernés à un titre ou à un autre par la problématique de l’habitat, Françoise a déployé toute son énergie pour les aider à accéder à une vision de la ville qui fasse aux bidonvilles et aux autres tissus d’habitat précaire une place réelle, en favorisant un changement des perceptions et regards sur l’urbain non réglementaire.
Elle a mené un immense travail. Elle a su accompagner nombre d’équipes de terrain dans les moments difficiles, les dynamiser quand il le fallait, construire des projets, toujours dans la poursuite d’un travail collectif où chacun trouve sa place. Françoise nous laisse donc à tous, quel que soit notre rôle dans la fabrique urbaine, un héritage inépuisable de réflexions, d’idées mises en pratique et de pistes à suivre qui la rendra toujours vivante et lui donnera sa place dans nos réflexions et dans notre volonté de contribuer à faire évoluer les idées et les pratiques vers davantage de respect des hommes et des femmes qui font vivre nos villes.

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