Se détendre à l’ombre des citronniers en fleur au parfum embaumant, tandis que l’eau miroite dans les vasques, c’est ainsi que le monde islamique médiéval s’imaginait le Paradis. Cette image du bonheur plane sur l’œuvre arabe, élevant le jardin à une symbolique double, au temps où l’art du jardin connut une expansion inégalable dans le paysage hispano-mauresque et dans la pensée arabo-musulmane
Depuis la plus haute Antiquité, les jardins ont toujours été à l’honneur. Les jardins suspendus de Babylone, les magnifiques bagh (jardin-palais) à Samarkande ainsi que ceux des Sassanides, grands amateurs de jardins, en faisaient un art véritable. C’est donc bien avant l’avènement de l’islam que le jardin nourrissait l’imaginaire arabe. Les Arabes, peuple du poème, mirent en exergue les jardins et les compositions florales dans leurs écrits. Tel un fil d’or, transperçant leurs œuvres, l’évocation des jardins n’avait pas pour unique dessein une description enjolivée : elle s’intégrait dans une fine manœuvre visant à mobiliser l’attention du lecteur… évoquer le centre de gravité de l’imagination arabo-musulmane : le Paradis Céleste.
La subtilité des poètes arabes s’érigeait sur des allusions métaphoriques qui, explicitement, décrivaient avec exactitude le corps féminin. Le poète laisse les initiés, les déchiffreurs de ses arcanes, profiter d’une jouissance faite de dualité : le plaisir du littérateur et le plaisir de la chair. La poésie florale ne dépeignait que rarement un paysage naturel pour sa beauté propre. Elle réunissait le corps de la bien-aimée et la conformation de la flore. Cette comparaison est présente dans une grande partie de la littérature arabe. Cheikh Nefzaoui, dans son livre « Le Jardin parfumé », y peignit les voluptés inconcevables rendues possibles par le corps féminin. Le choix du titre est ciblé : il marque cette allégorie, qui imbrique la femme et le jardin dans un même fragment, vêtant le jardin d’une fonction illusoire. C’est ainsi que les poètes arabes, griots de la nature, développèrent les « rawdiyyat » et les « nawriyyat», deux genres indépendants consacrés à la description des jardins et des fleurs. Cette naissance est étroitement liée au contact avec l’ancienne Perse et la transition de la société bédouine à celle de l’empire des conquêtes. Le spécialiste Saadane Benbabaali dresse en ce sens la liste des poètes qui évoquèrent le jardin dans leurs ouvrages. Il ne manque pas de mettre l’accent sur deux illustres poètes de la nature : Al Sanawbari et Ibn Khafadja.
L’oubli n’efface que l’éphémère, et ces deux poètes y ont échappé grâce aux chefs-d’œuvre de la poésie florale qu’ils ont produits. Ils se sont rendus célèbres notamment grâce à leur description des pigmentations de couleurs florales et des jeux de lumière. Avec Al Sanawbari, considéré comme créateur du genre, la poésie florale se détache du wasf, ou description, pour devenir une entité autonome. Cette nouvelle conception se perpétue en Andalousie, où elle est fortement appréciée. On pourrait même aller jusqu’à dire que la poésie andalouse est presque entièrement vouée à l’éloge du jardin. La chose n’est pas étonnante, car l’Andalousie, lieu par excellence du mélange culturel entre l’érudition arabo-musulmane et la science qu’elle a fécondée, est en soi le « paradis des paradis ». Elle est en effet le groupement de joyaux paysagers, dont le plus notable reste les fabuleux jardins de l’Alhambra. Ces jardins peuvent être considérés comme étant les enfants de la maîtrise, voire de la domestication de l’eau par les hydrauliciens arabes. Cette ingéniosité est née elle-même en raison de la rareté de l’eau ; d’où le besoin d’inventer en permanence des systèmes efficaces, qui mirent en relief le génie des hydrauliciens arabes. D’autre part, ces jardins sont la concrétisation du fantasme des Arabes. Car ils ne se contentaient pas de vaincre l’aridité du désert sur le plan technique, ils couchaient par écrit leur désir de voir fleurir dans une terre sèche et infertile les jardins décrits dans les sourates, où les grappes de raisin étaient plus rouges que les joues des hisan (femmes d’une grande beauté). C’est dans ce sens qu’Abu Nuwas fit l’éloge des joies terrestres et exposa sa chimère dans la « Khamrriya » (poésie préislamique traitant du vin et de l’ivresse).
Il décrit un nombre limité de fleurs, qu’il compare à des parties du corps : la rose se présente en guise de joue et les pétales font office de lèvres délicates. Abu Nuwas se démarqua de ses prédécesseurs, et avec lui ce genre poétique atteint son paroxysme. Il anoblit ce genre, et l’éleva de sa motivation primaire qui se réduisait au plaisir de boire. Du reste, tous les poètes floraux arabes font principalement la louange des grâces des femmes qu’ils ont rencontrées. La femme y est objet de séduction qui les perd dans les mystères de ses révélations sensuelles, leur laissant tout loisir de s’enivrer des senteurs et des couleurs de jardins qui n’existent pas, ou qui n’existent que dans leurs imaginations. Verger ombragé, étendu, où coulent les ruisseaux, où l’on ne ressent nulle lassitude… Ne serait-ce pas un renvoi direct aux plaisirs de l’au-delà ? Parallèlement, dans la culture persane folklorique, le thème du jardin est omniprésent dans les « Mille et Une nuits ». Le jardin y prend une dimension emphatique, luxuriante et luxueuse, qui n’est pas sans évoquer l’Eden. A travers une histoire mise allégoriquement dans la bouche d’une femme, la fonction du jardin est la porte de la comparaison. Refuge de Qamar Azzaman, paradis d’Ibrahim au cœur de Basra, les contes des « Mille et une nuits » explicitent et dissimulent à la fois la mention coranique de la « Jannah ». Seulement, elle n’est pas aussi évasive que le lecteur contemporain l’entend. Elle fait allusion à des réalisations architecturales réelles dans son époque. C’est ainsi que le jardin dans la littérature arabe porte une connotation édénique. Le jardin y devient paradis de coloris, royaume évanescent des odeurs oniriques… Il y est alors question d’architecture olfactive. Le jardin serait donc l’amalgame de la matérialité et de la spiritualité, où le corps féminin est la clé de voûte de cette allégorie, plus vraie que nature.