Figure emblématique du design contemporain marocain, tant sur la scène locale qu’internationale, Hicham Lahlou incarne depuis plus de vingt ans une approche enracinée dans les savoir-faire traditionnels et en dialogue avec les grands enjeux du design global. À travers d’innombrables collaborations prestigieuses et une présence affirmée à l’échelle mondiale, il redéfinit les contours de sa discipline – à la croisée de l’art, de l’architecture et du design industriel. Entretien avec un designer engagé, qui transforme son héritage culturel en levier d’innovation à portée internationale.
A+E // Vos créations sont souvent inspirées par la culture et l’artisanat marocain, tout en intégrant une approche contemporaine. Comment parvenez-vous à équilibrer tradition et modernité dans votre travail ?
Hicham Lahlou : Dès mes débuts professionnels, j’ai collaboré avec des artisans, que ce soit sur des objets ou des projets. Cette relation s’est imposée naturellement. Notre artisanat, pluriséculaire, est une source d’inspiration constante. Ses savoir-faire peuvent enrichir l’architecture d’intérieur, le design d’objet, ou encore des collaborations plus spécifiques, comme celles que j’ai pu mener avec une maison horlogère, où j’intègre toujours une touche liée à mon parcours.
Cette sensibilité s’est enrichie au fil du temps, notamment grâce à mon engagement en Afrique, où je suis actif depuis plusieurs années. Les échanges avec les artisanats locaux, les traditions culturelles, mais aussi mes nombreux voyages depuis plus de trente ans, nourrissent en permanence ma démarche.

A+E // Vous collaborez avec de grandes marques et institutions à travers le monde. Quels projets vous ont particulièrement marqué et pourquoi ?
H.L. : C’est vrai, j’ai eu la chance de collaborer avec de grandes marques internationales et des maisons emblématiques. Plusieurs projets m’ont marqué, mais l’un d’eux occupe une place particulière : ma collaboration avec la maison Lip, référence historique de l’horlogerie française.
Ce fut un vrai travail, exigeant, mais aussi un plaisir, presque un jeu ; qui faisait écho à l’une de mes expositions intitulée Play Design. En 2008, nous avons lancé deux collections de montres à Paris, Bâle, Hong Kong et ailleurs. Ce projet m’a accompagné toute l’année.
Ce qui le rendait encore plus fort, c’est le poids symbolique de Lip. Des figures comme Roger Tallon y avaient laissé leur empreinte. Me retrouver dans cette continuité était un moment fort. Deux ouvrages sont d’ailleurs parus sur l’histoire de la marque, avec quelques pages qui me sont consacrées.
Plus récemment, le projet Constellation pour Dôme, réalisé avec Cheikh Diallo, a été une autre aventure marquante. Ce sont des expériences qui laissent une trace. Elles enrichissent, structurent, et prennent tout leur sens quand elles s’inscrivent dans l’histoire de maisons ou du design lui-même.
A+E // En tant que designer engagé, vous êtes également impliqué dans des réflexions sur l’avenir du design en Afrique. Quels sont, selon vous, les grands enjeux et opportunités pour les designers africains aujourd’hui ?

H.L. : Effectivement, je suis engagé depuis longtemps. Tout a vraiment pris forme en 2008, lorsque j’ai été invité à exposer dans plusieurs événements en Afrique. Mais ce lien remonte à bien avant. J’ai grandi dans un environnement où l’Afrique de l’Ouest, notamment le Sénégal et la Côte d’Ivoire, était présente dans nos conversations familiales. C’est une part intime de moi, un prisme à travers lequel je perçois le monde.
Jeune déjà, j’ai eu la chance de voyager sur le continent. J’y ai découvert un univers fascinant, complexe et profondément multiculturel, un territoire où plus de 2000 langues cohabitent, où chaque région raconte une histoire singulière.
Je me souviens notamment de la Biennale internationale du design de Saint-Étienne en 2000. J’y ai rencontré pour la première fois d’autres designers africains. Nous exposions côte à côte, entre Marocains et créateurs venus d’ailleurs sur le continent. C’était un moment fondateur : j’ai senti naître une dynamique collective, une énergie créative partagée. Dès le début des années 2000, certains avaient déjà ouvert la voie. Nous arrivions dans leur sillage, portés par une volonté commune de faire exister le design africain sur la scène internationale. Récemment, lors des 30 ans de la Biennale de Dakar, Ousmane Bey a remis le design au centre de la programmation. Il nous a appelés les « pionniers », et nous a réunis dans une exposition intergénérationnelle, à l’étage, pendant que les jeunes talents s’installaient en bas. Ces échanges ont été riches et émouvants. On a évoqué ce qui a changé depuis notre première rencontre à Dakar, il y a 25 ans.
J’ai par la suite exposé au Bénin et dans d’autres pays africains, constatant l’émergence d’écoles, d’initiatives, et une prise de conscience croissante. Le design commence à être reconnu, tant par les institutions que par le secteur privé. Et c’est crucial. Il doit être intégré aux projets de développement : dans l’aménagement urbain, les hôtels, les espaces publics, les objets du quotidien, le packaging, les marques, tout peut être pensé et produit localement.
Le design interactif est tout aussi fondamental. Nous vivons dans un monde interconnecté : smartphones, applications, véhicules… Derrière ces interfaces, il y a des designers. Il est donc vital de renforcer l’enseignement supérieur sur ces sujets. L’Afrique anglophone est souvent en avance, mais la francophonie accuse un certain retard. Il faut y remédier par une formation solide, la mobilisation des professionnels dans l’enseignement, et la production d’ouvrages de référence.
C’est dans cette logique que j’ai lancé des initiatives comme Africa Design World (2014), Africa Design Days (2015), ou encore ma participation en tant que commissaire Afrique au Salone Satellite de Milan en 2018, aux côtés des frères Campana. Nous y avons présenté 18 designers africains et 18 d’Amérique latine. Cela a donné naissance à un livre coécrit avec le professeur Mugendi M’Rithaa, Design en Afrique, publié en français et en anglais.
Aujourd’hui, de nombreux événements poursuivent cette dynamique : Nairobi Design Week, Lagos Design Week, Casablanca Design Week, Taiwan Design Event… La Biennale de Dakar a été la première à intégrer le design, suivie du Design Indaba en Afrique du Sud. Grâce à ces plateformes, une nouvelle maturité s’est installée. Mais il faut aller plus loin : le design doit être intégré aux politiques publiques.
Il est un levier de développement industriel, humain, économique. Un outil stratégique pour les marques, les exportations, la création d’emplois. En 2018, un rapport de McKinsey, The Business Value of Design, a démontré son impact réel sur la performance des entreprises. Pourtant, peu de start-up dans le design sont financées, notamment au Maroc et en Afrique. C’est un paradoxe quand on sait que le design est au cœur de l’innovation, du digital, de la valorisation des savoir-faire locaux et du développement durable.
Il est temps que le design soit reconnu non plus comme une simple touche esthétique, mais comme un moteur structurant du développement durable, inclusif et économique.
A+E // Quelles sont vos prochaines ambitions ou projets que vous aimeriez concrétiser, au Maroc comme à l’international ?
H.L. : Mon ambition reste la même : continuer à m’exprimer en tant que designer et architecte d’intérieur. Cette année marque mes 30 ans de parcours professionnel, et je souhaite célébrer cette étape à travers plusieurs expositions et projets en cours de développement.
L’un de ceux qui me tient particulièrement à cœur est l’Africa Design Academy, un projet que je porte depuis longtemps. Il s’agit de créer un réseau d’écoles de design en Afrique, pour former les talents de demain, notamment au Maroc. Ce projet est né avec l’Africa Design School, dont je suis le fondateur, et s’élargit aujourd’hui à une vision plus globale. Je songe aussi à relancer des initiatives comme Africa Design Days ou Africa Design Awards, qui ont permis de révéler de nombreux jeunes créateurs. Je souhaite continuer à m’engager pour la cause du design, à collaborer avec mes confrères au Maroc comme à l’international. Travailler ensemble, créer des groupes de réflexion, croiser les regards… cela produit toujours une richesse incroyable. Comme le dit le proverbe africain : « Seul on va plus vite, ensemble on va plus loin. »
Avec les échéances internationales à venir, comme la Coupe du Monde, j’espère que les designers africains seront pleinement associés aux projets d’hôtels, d’équipements, d’espaces culturels. Le potentiel du continent est immense, et il est temps de le valoriser pleinement.
J’ai eu la chance de travailler dans près de 18 pays africains, ainsi qu’en Europe, en Asie, en Amérique du Nord et du Sud. En juin, je me rends en Australie. Ces voyages nourrissent profondément ma démarche, sur les plans humain, émotionnel et professionnel. Je me plais parfois à dire que je suis un Ibn Battûta du design : en perpétuelle exploration, avec le désir constant de partager et d’apprendre.
Propos recueillis par Yasmina Hamdi