À propos de Luis Barragan, une architecture de la joie

Sous l’intitulé « Un artiste entre trois cultures : Mexique, France, Maroc », l’Institut français de Casablanca a organisé, le jeudi 24 avril, une conférence donnée par le Dr Alfonso Alfaro, docteur en anthropologie de l’université de Paris et directeur de l’institut de recherche Artes de Mexico. Auteur de nombreux ouvrages, il a publié un livre majeur sur le grand architecte mexicain Luis Barragan (19O2- 1988), Itinéraire spirituel de Luis Barragan.


Nous avons noté lors de cette conférence, la belle et pertinente intervention de l’architecte Abderrahim Sijelmassi et lui avons demandé de développer pour AM quelques-unes de ses notations.

D’emblée, l’espace architectural de Luis Barragan nous réconcilie avec la vocation éternelle et invariante de l’architecture – en tant que pratique, non dévoyée – qui est celle de révéler son essence même : un art producteur d’émotion.

Et produire de l’émotion est inséparable de la production du sens, c’est-à-dire du savoir où l’on va – question comprise entre chercher son chemin et rechercher son orient. Cela veut dire aussi, quand on parle d’architecture – une fois assurées la valeur d’usage et la valeur marchande qui sont consubstantielles à tout abri et qui, dans le sens commun, lui sont généralement indicées, et que d’autres amalgames de sens sont évacués – que ce qui reste, c’est exactement ce que Luis Barragan nous propose : l’espace sensible.

Qu’est-ce qu’il nous dit là ? Tout simplement que l’architecture – son architecture – est un hymne à l’espace, cette catégorie fondamentale du sensible, et qu’elle postule à sa célébration comme par ailleurs les solos du greatest musicien de jazz, Sonny

Rollins, célèbrent le temps.

Les moyens de Luis Barragan sont simples et radicaux, c’est-à-dire agissent à la racine, en ce sens qu’il a évacué ce qui aujourd’hui, dans l’architecture, tient choralement lieu de valeur et fait signe : la forme, les prouesses de la technique, la démesure… toutes expressions qui aujourd’hui révèlent, désignent, signifient et exhibent ostentatoirement la « modernité », une certaine modernité.

Pour en parler, nous avons choisi de partir de l’hypothèse suivante : l’espace architectural de Luis Barragan a quelque chose à voir avec l’espace pictural des peintres du Quattrocento, ces peintres dits de la première Renaissance italienne (XVe s.), comme Piero Della Francisca ou Fra Angelico, et aussi avec l’espace plastique du peintre marocain Mohamed Kacimi, récemment disparu (2003).

Ceci en utilisant et partageant les mêmes moyens. Ils usent d’une façon singulière de la couleur et de la lumière et structurent l’espace d’une façon telle qu’il se dégage de leur travail une atmosphère d’une simplicité solennelle et une émotion inouïe.

En effet, l’architecture de L. Barragan irradie d’une simplicité qui conjugue solennité et naturel : géométrie simple, murs droits, enduits lisses, couleurs franches ; ceci pour l’atmosphère.

Quant à la figure, à l’instar de Fra Angelico, il structure l’espace de cette façon particulière qui consiste à mettre en dialogue des séquences liant un espace intérieur à un autre espace intérieur, tantôt l’un s’enchâssant dans l’autre comme dans un conte oriental, tantôt l’un annonçant l’autre, espace du dedans, versus espace du dehors ; c’est ce que l’on appelle une annonciation.

Comme le montre ce tableau d’autel de Fra Angelico : à l’intérieur et à l’extérieur du lieu sacré, l’annonce de la venue du Christ pour la rédemption du péché originel.

Ou encore cette terrasse appelée « jardin des nuages », bordée de hauts murs, de sorte qu’il n’est ménagé là aucune échappée visuelle en dehors de celle laissant voir le ciel où flottent des nuages, entendus chez Barragan comme flocons ou fleurs de lys dans un jardin de béatitude… Encore la figure de l’annonciation.

Cette figure n’est pas sans évoquer par ailleurs le schème selon lequel s’organise et se structure l’espace pictural de la dernière période de Mohamed Kacimi.

Parmi la dizaine de maisons que L. Barragan a construites, la sienne affichait ostensiblement sa « banalité »… sur la rue. Intrigant ! Comment l’architecte peut-il habiter çà ? C’est me semble- t-il de sa part, l’expression en acte d’un manifeste : je ne suis pas du dehors, je suis du dedans, semble-t-il dire, et à partir de ce dedans-là, je ne puis être que d’ailleurs…

L’homme habite en poète, disait Heidegger, liant le divin aux mortels. L’architecte/

artiste/poète Luis Barragan semble agencer ses espaces en vue de créer des lieux propres à établir ce lien-là.

Nous rangeant à la thèse qui veut que la posture créative et par conséquent l’oeuvre ne soient pas indépendantes de la biographie de l’auteur, voire même la déterminent, nous pensons que c’est en mystique que Luis Barragan (catholique et homme pieux qu’il était) cherche dans la beauté la présence de Dieu. Il traque dans l’agencement de ses espaces la juste lumière qui caresse la surface des murs, afin de révéler à la fois la réalité et le reflet de la création divine.

Cette lumière qui souvent s’identifie à la couleur de la surface qu’elle lèche, cette lumière-là qui sur le tard, irradie la peinture de Kacimi.

Ceci nous amène à évoquer l’influence méditerranéenne sur Luis Barragan, sa découverte de l’architecture arabo-andalouse et du Maroc en particulier. Rappelons ses voyages décisifs : 1924 /1925, voyage en Europe au cours duquel il est impressionné par l’architecture mauresque du sud de l’Espagne et, plus tard,1953/1955 en Afrique du Nord, où se révèlent les questions de l’enclos, du patio, des murs englobants, de l’ombre et de la lumière, de la couleur, du centre et du dedans, du dedans comme « centre du monde » ( cf. Mircéa Eliade et la notion d’axis mundi ).

C’est ce qui explique en particulier cette manière unique de maîtriser la lumière : car tout se passe comme si Barragan prenait la lumière par la main et la promenait dans l’espace, tantôt percutant un mur jaune, tantôt léchant ou caressant cet ocre rouge, ou ce bleu qui jette un froid inattendu et intriguant sur le mur qui plonge dans le plan d’eau. Ici Barragan use de ce phénomène physique que Chevreuil appelle dans sa théorie de la couleur, un contraste retardé ; phénomène qui veut qu’une surface s’enrichisse de la couleur de la surface qui lui est contiguë.

L. Barragan est aussi coloriste. Encore une influence méditerranéenne ? Sa palette constituée d’ocre rouge, d’ocre jaune et de bleu renvoie aux couleurs récurrentes que l’on retrouve dans les paysages vernaculaires architecturés du Mexique et du Maroc.

L’historien d’art Jean Cassou, parlant de la peinture marocaine, disait dans son Panorama des arts contemporains que le Maroc est un pays coloriste, comme le Mexique d’ailleurs.

L’atmosphère colorée en usage dans ces deux contrées, pourtant si éloignées l’une de l’autre, n’est-elle pas par ailleurs aussi synthétisée d’une façon saisissante dans l’univers plastique, en particulier de la dernière palette, du regretté peintre Mohamed Kacimi ?

Voire sublimées dans les espaces mystiques de ses dernières toiles, qu’irradie quelquefois une lumière irréelle provenant de quelque espace auroral, vibratile, faite du frémissement d’une matière soumise au flirt de l’ombre et de la lumière colorée.

Cette influence de l’art populaire nous renvoie à l’évocation du rôle positif que le philosophe critique de Francfort, Walter Benjamin, attribue à des aspects de la création vernaculaire et à la culture de masse, car en elle se retrouve encore cette aura spécifique à l’oeuvre d’art, avant qu’elle ne soit pervertie et perdue par la duplication. L’aura étant ce que Walter Benjamin définit comme

« manifestation d’un lointain, quelle que soit sa proximité ». La déperdition de l’aura de l’oeuvre d’art – ici de l’architecture– est selon Walter Benjamin consubstantielle à l’ère industrielle, dès lors qu’elle est assujettie à sa « reproductibilité technique ».

La maison de Luis Barragan est déclarée Patrimoine mondial de l’Humanité. Elle est ouverte aux visites publiques et aux architectes du monde entier, tant elle fascine par l’usage subtil et harmonieux des silences et des espaces, faits de lumière et de temps captif.

C’est une belle leçon d’architecture, ou plutôt de pratique de l’architecture, fondée sur l’exigence, la rigueur et l’humilité au service de la recherche du sens et de la quête du spirituel comme finalité dernière de l’art.

Être au monde, de ce monde et simultanément tendu par la grâce de la création artistique, vers un autre monde (un outre monde ?) comme ailleurs, comme u-topos vers lequel poètes et artistes tendent, c’est l’autre leçon de Luis Barragan, c’est ce par quoi son architecture acquiert une dimension sacrée.

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