La structure comme processus de libération de la création

Autorisé à exercé depuis 1976, Arnaud Gilles est un des derniers architectes Français de l’ancienne trempe en activité. Son passage par les Etats Unis lui a permis de rencontrer des architectes qui ont marqué définitivement sa carrière. La structure est pour lui l’acte fondamental dans le processus de création architecturale.   


A+E //  Comment devient-on architecte ?

ARNAULD G. GILLES // Il faut une grande détermination et une certaine dose d’inconscience. Les écoles d’architecture (les miennes en l’occurrence : ENSBA à Paris et USC à Los Angeles) sont un peu comme des « auberges espagnoles ». Il faut y amener son casse-croûte. En sus de l’enseignement proprement dit, la motivation personnelle est primordiale et doit être nourrie d’une grande curiosité. Non seulement pour les aspects techniques, mais également pour une certaine culture universelle qui doit être un terreau fertile. C’est ce corpus élargi qui permettra à terme de définir le SENS d’une recherche particulière. C’est un long apprentissage qui permet un jour de maîtriser ses influences et de construire sa propre voie.

A+E //  Avez-vous toujours voulu faire ce métier ?

A.G.G. // À vrai dire, à 18 ans, le challenge me paraissait périlleux, voire prétentieux. Ma formation (Math Sup) me destinait plutôt à une école d’ingénieur. Je m’intéressais concrètement à des domaines aussi variés que le design industriel, la photo et le cinéma. J’ai pensé que ces intérêts divers pourraient être un bon levain pour des études d’architecture, et j’avais très envie de prendre mon envol…

A+E //  Quelle est votre appréciation de l’architecture aujourd’hui ?

A.G.G. // De formation classique, j’ai bien entendu été amené à me mettre à l’informatique. Aujourd’hui, bien que dessinant « à main levée » tous mes projets, du concept général au moindre détail technique, l’outil informatique est devenu indispensable pour la production des plans d’exécution et in fine, des images de synthèse, dernière étape d’un long processus d’analyse conceptuelle et technique.

Je crains en revanche que la facilité offerte de produire des images, sans la moindre idée structurelle, permette à n’importe quel graphiste de se croire architecte. Et conduise à certaines dérives actuelles où la « forme » prévaut sur le « fond » et la gratuité du geste sur le SENS de la démarche.

A+E //  L’architecture n’est-elle plus qu’une image ?

A.G.G. // Heureusement non ! De nombreux architectes font de la résistance et leurs projets savent exprimer une réponse formelle différente à chaque problématique particulière, leur vraie créativité se nourrissant, sans les subir, des contraintes techniques, fonctionnelles et économiques. Comme Renzo Piano, Herzog et de Meuron, Foster et bien d’autres.

En revanche, si j’apprécie comme telles les propositions essentiellement plastiques des « sculptures » habitables de Gehry et Hadid par exemple, je m’interroge sur la sincérité et la cohérence d’une démarche qui propose une même référence formelle à des programmes aussi différents que des Musées, des Palais des Congrès, voire des immeubles d’habitations ou des casernes de pompier, dont les budgets explosent inexorablement.

A+E //  Ne seriez-vous pas un architecte « plombé » par la structure ?

A.G.G. // Poseriez-vous la question à un médecin de savoir s’il était « plombé » par l’anatomie ?

L’architecture est communément définie comme « l’art de construire des bâtiments ». Et à la différence d’un artiste plasticien qui, dans le meilleur des cas, n’est redevable de contraintes ni techniques, ni économiques, l’architecte est responsable de la mise en œuvre de son concept, de son juste coût, de sa pérennité et de sa capacité d’évolution dans le temps. Soumis, même s’il s’efforce d’échapper aux lois de la gravité d’abord, du marché ensuite il se doit, à minima, de maîtriser tout le processus de construction et d’abord son ossature (son squelette). Mais ce n’est plus aujourd’hui la seule contrainte technique : les fluides et les différents systèmes d’irrigation et d’évacuation (les organes) et enfin l’enveloppe (la peau) prennent une égale importance…

Pour répondre à votre question, je ne me sens pas « plombé » par la structure, mais « libéré » par sa maîtrise et celle de tous les systèmes y afférents. J’assume.

A+E //  Quel est le rôle de l’architecte dans la société ?

A.G.G. // L’architecte a une fonction éminemment sociale. Tenu de répondre aux besoins de la société, il est responsable vis-à-vis d’elle, de la bonne gestion de ses contraintes réglementaires, de coût, de technicité, de pérennité du bâtiment. S’il s’en libère, remplit-il son rôle ?

A+E //  Quelles sont les œuvres qui vous ont le plus marqué ?

A.G.G. // Les ouvrages qui, outre leur qualité plastique, m’ont le plus marqué dès mon enfance, relevaient de défis techniques à l’époque de leur construction et avec des matériaux spécifiques : En pierre : le pont du Gard, les arènes de Nîmes, le Mont Saint-Michel et les cathédrales. En acier : la tour Eiffel, le Golden Gate Bridge et les gratte-ciels de Chicago et de NYC. En terre crue : les immeubles yéménites et enfin, en béton, le CNIT à Paris.

La Sagrada Familia de Gaudí, qui est le comble du baroque débridé pour certains, est pour moi l’un des bâtiments « structurels » les plus intelligents. Le rationnel au service de l’imaginaire.

Aujourd’hui, j’ai beaucoup d’admiration pour des projets aussi différents que le Musée Pompidou, le centre culturel Tjibaou de Nouvelle-Calédonie de Piano, qui reposent sur des « concepts structuraux » très forts. La liste serait longue : Les tours de Calatrava, ses ponts, le Viaduc de Millau, le Pavillon du Portugal d’Alvaro Siza…

A+E //  Votre passage par les USA vous a-t-il influencé dans ce sens ?

A.G.G. // Quand j’ai dû choisir une université pour poursuivre mes études d’architecture aux USA (Master of architecture), j’ai eu le choix entre celle de Yale sur la côte est où officiaient Kahn et Le Ricolais, ingénieurs spécialisés dans les structures réticulaires (cf. Buckminster Fuller), et celle de Californie du Sud (USC) avec Pierre Koenig, architecte des « Case Study Houses » et Konrad Wachsmann, ingénieur spécialisé dans les structures tendues (Stades des J.O. de Munich avec Frei Otto). J’ai choisi la côte ouest !

J’ai eu la chance d’être accueilli par la famille Schindler, architecte très renommé pour ses maisons (cf. Neutra et Corbu). Pierre Koenig m’offrit un poste d’assistant de recherche sur un programme fédéral, son ami Charles Eames donnait des conférences à l’université et Frank Gehry, chargé des cours de design à USC, se consacrait dans son atelier à la réalisation de ses meubles remarquables en carton ondulé, en attendant des jours meilleurs.

Nous étions en 73, premier choc pétrolier et sévère secousse pour l’économie mondiale. César Pelli partirait pour NYC et Lautner (un alter ego californien de Zevaco), préparait une exposition de ses œuvres à Paris.

Mon séjour américain m’a donné ce privilège de rencontrer ces grandes figures et quelques autres, toutes d’une grande affabilité. Cette atmosphère riche de multiples particules de « lumières » me permit une heureuse maturation et d’envisager à mon retour d’entamer un périlleux mais exaltant processus : mon premier projet personnel.


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