Aziz Lazrak : de l’art à l’architecture, un cheminement inopiné

Aziz Lazrak opère principalement, depuis 1975, dans le secteur tertiaire, avec une expérience également importante dans des projets touristiques et résidentiels. Lauréat du Prix Aga Khan d’architecture en 1986, il continue à s’investir, études et maquettes à l’appui,  dans des projets de recherches. C’est avec passion et nostalgie qu’il est revenu sur son parcours.


A+E // Comment êtes-vous  arrivé à l’architecture ?

Aziz Lazrak // Comme beaucoup de jeunes de mon époque, J’ai cheminé vers l’architecture de manière fortuite. Très jeune, j’étais intéressé par tout ce  qui avait trait à la création, mais en  autodidacte. J’aimais le jazz, le rock, le cinéma, le théâtre… en somme, tout ce qui touchait à l’art me procurait du plaisir. Mon père, commerçant,  était un homme moderne ; il me poussait vers des études commerciales, qui, à son grand regret, ne m’intéressaient   pas du tout. Mon attirance allait vers les domaines artistiques que je ne pouvais étudier à Fès, ma ville natale. Je me suis rendu seul à Casablanca, à 17 ans, au lycée Al Khansaâ car j’avais ouï dire qu’il y avait une branche d’arts appliqués. Après deux années et mon diplôme en poche, je voulais  quitter le Maroc pour continuer des études en France. Je voulais aller plus loin dans le domaine qui m’intéressait. A la faveur d’une rencontre, j’ai sympathisé avec un écrivain français en vacances au Maroc, qui m’a simplement invité à faire le voyage de  retour avec lui dans sa voiture. A Paris, les premiers mois furent difficiles et j’ai mené, sans le sou, une vie de bohème. Paradoxalement, ces années comptent  parmi les meilleures de mon existence. Par la suite, j’ai pu avoir une bourse et une chambre à la « Maison du Maroc ». L’atelier préparatoire à l’ENSAD était une école privée, prestigieuse mais très chère : mon entretien avec le directeur l’a convaincu de me compter parmi les 2 ou 3 élèves en gratuité sur un effectif de 350, et directement en 2ème année grâce à ma formation initiale à Casablanca.

A+E // Comment se sont déroulés votre concours d’entrée à l’ENSAD puis votre admission en architecture ?

A.L // C’était un concours difficile, et seule une infime minorité était admise. J’ai tout de même mené à bien mes études durant quatre ans. Une fois diplômé, en 1968, j’ai participé ardemment aux manifestations historiques de mai 68. Mes amis et moi, avons vécu pleinement cet événement de l’intérieur. Une fois de retour au Maroc, un service militaire obligatoire était mis en place, et je fus parmi les premiers convoqués !  J’ai quitté le Maroc une nouvelle fois pour retourner en France où j’ai été admis directement en deuxième cycle d’architecture à l’ENSBA.

Avec cette inscription à l’ENSBA, j’ai obtenu un sursis pour le service militaire, ce qui m’a permis de devenir architecte, ce qui n’était ma première vocation.

A+E // Avec votre diplôme d’architecte en poche, vous avez ouvert votre cabinet à Casablanca ?

A.L // Non, j’ai commencé à travailler, dans un premier temps, dans le cadre du service civil. J’ai été admis au  CIH grâce à Lahbib Fassi Fihri, directeur général de l’époque. Je m’occupais de quelques projets d’hôtels et en même temps, je travaillais étroitement avec le BET Promoconsult qui venait d’être créé. 

A+E // Et votre première expérience en tant qu’architecte privé ?

A.L // J’ai ouvert mon cabinet en 1975  et j’ai eu des projets d’hôtels étudiés dans le cadre de Promoconsult. En 1979, j’ai intégré le Collectif d’Architecture qu’avait créé un  groupe d’amis que sont : mon frère Azeddine Lazrak, Abderrahim Sijelmassi, Moumen Benabdeljalil, Bensalem El Harti et Hafid El Awad. Ce fut une expérience intense mais courte qui dura  jusqu’en 1982.  En réalité ça ne s’est pas passé comme on l’espérait : au lieu de nous organiser à la manière anglo-saxonne et d’exécuter des tâches complémentaires précises dévolues à chacun de nous, chacun faisait tout. Nous avions participé à beaucoup de  concours notamment celui de l‘école d’architecture de Meknès et d’autres encore. Nous n’avions pas la culture du travail d’équipe. A la fin, la collaboration est devenue trop difficile. Nous sommes restés bons amis et chacun a ouvert sa propre agence.

A+E // Puis vint l’expérience Art’com ?

A.L // L’expérience Art’com, un challenge fantastique, avec Abdelmoumen Benabdeljalil et mon frère Azeddine. Ce n’était pas facile à l’époque de créer une école de ce genre au Maroc, mais l’expérience était intéressante et excitante. C’était une période où la publicité émergeait au Maroc et où la communication allait entrer dans les mœurs. L’idée elle-même m’a intéressée, car l’on était dans la perspective d’apporter des valeurs intellectuelles aux étudiants, alors que la conjoncture architecturale au Maroc, dans le domaine pratique, n’était pas très propice à l’épanouissement créatif. 

A+E // Vous parlez des conséquences sur le terrain du discours royal du 14 janvier 1985 ?

A.L // Nous, nous  prêchions une architecture moderne, et nous étions des architectes qui prenions notre temps pour perfectionner chacune de nos œuvres. Nous étions des architectes modernes et nous avions  une vision moderne de l’architecture au Maroc.

Après le discours, il fallait à chaque fois se battre pour garder et concrétiser ses projets tels qu’ils étaient conçus. Il fallait trouver l’équation adéquate  entre ce que l’on nous imposait en architecture, et notre propre vision. Pour ce faire, l’on usait d’astuces comme par exemple présenter une façade plutôt classique et se donner  à cœur joie pour la décoration intérieure du bâtiment. Le client n’était pas très exigeant. Quand l’architecte arrivait à bien défendre son projet, il arrivait  à le concrétiser selon sa propre vision. Le discours du Roi Hassan II, en matière d’architecture ne concordait pas avec notre vision : il prônait une authenticité et un traditionalisme qui n’encourageaient pas le développement d’une architecture marocaine nouvelle et moderne.

A+E // Puis vous avez la consécration internationale avec le prix Aga Khan d’architecture et la reconnaissance nationale pour votre grand prix d’architecture en 1998 ?

A.L // Oui, avec Dar Lamane que j’ai réalisée en collaboration avec Abderrahim Charai. Un projet de très grande envergure pour l’époque et une très bonne et riche expérience. Il apportait  à l’urbanisme une nouvelle vision : c’était une véritable réussite. Des logements généreux en R+4, un respect des modes de vie que l’on avait minutieusement étudiés. Comme la cuisine reculée au fond de l’appartement pour respecter l’intimité des femmes, et quelques subtilités qui rendent l’habitat plus agréable et convivial. Des escaliers qui donnaient sur la rue et qui favorisait la rencontre entre les différents habitants. Il y a avait plusieurs petites approches intéressantes qui découlaient d’un mode de vie toujours en mutation, comme encore aujourd’hui. Comme pour la parole, l’expression architecturale s’est également libérée. Depuis quinze ans, un certain renouveau architectural émerge chez les jeunes. Tous les professionnels, via les média et internet, sont au courant de toutes les innovations mondiales. Contrairement aux anciens, ce sont des jeunes qui, dès le départ, ont choisi ce métier par vocation. Ils sont déjà déterminés à embrasser cette carrière et  s’y vouent corps et âme. Si en quinze ans l’architecture a fait un bond en avant, par contre, le Maroc a encore un sacré retard concernant le logement social. On persiste à penser, encore aujourd’hui, que les marocains n’ont pas pris conscience des changements dans le monde et on les confine dans des  espaces sans  qualité. Il n’y a pas eu non plus  d’innovations en matière d’urbanisme, de construction durable… alors que leur importance est primordiale pour l’économie marocaine comme pour le bien-être des citoyens.

Seuls les grands bâtiments prestigieux, tours et autres complexes, bénéficient d’une certaine approche qualitative  au détriment du logement social. Il y a peu d’architectes qui se sont penchés sur la question du logement social. Je trouve que l’on devrait s’y intéresser davantage et l’analyser en profondeur pour trouver des réponses satisfaisantes par rapport à une demande qui est de plus en plus exigeante.

En ce qui concerne le grand prix d’architecture, que j’ai obtenu en 1998, pour l’école des métiers d’Art à Essaouira en tant que meilleur projet et l’école Malayka en tant que meilleure œuvre,  l’événement n’a malheureusement n’a connu que deux éditions, et qui fut interrompu par l’obscurantisme de l’Ordre des Architectes qui l’a combattu.

A+E // Aujourd’hui, qu’en est-il de l’architecture marocaine ?

A.L // Le Maroc de 2015 est en mouvement et les grandes villes comme Casablanca se mondialisent. De grands projets voient le jour. Cependant, il est regrettable que ces projets de grande envergure soient réservés à des architectes étrangers. On persiste parmi les décideurs  à croire que les architectes  marocains n’ont  pas atteint le niveau requis pour  proposer des projets aboutis. Je pense que c’est un grand frein pour le développement de l’architecture marocaine, mais aussi pour  l’exportation de notre savoir-faire, comme le font les pays développés.

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