L’empathie et l’usager

El Montacir Bensaid, architecte maroco-danois, enseignant, ex-directeur de l’école nationale d’architecture de Rabat, a eu un parcours universitaire assez particulier : les Beaux-Arts de Paris, l’école d’architecture de Aarhus, Danemark et Harvard aux USA. Il est l’auteur de plusieurs  ouvrages dont le dernier en date est Le sang d’ANNA. Il a également plusieurs conférences internationales à son actif sur les thèmes de l’architecture, du patrimoine et du paysage.


Je ne cesse, depuis plus de vingt ans, de me poser des questions sur les méthodes d’enseignement de l’architecture, sur le profil des étudiants et sur les enseignants.

Nous parlons souvent d’architectes qui conçoivent et construisent mais rarement
de comment concevoir et construire l’Architecte ? La formation, à l’ère de l’intelligence artificielle, du bon dieu Google, des logiciels de plus en plus nombreux et du copier-coller, trottine derrière des défis et des contraintes qui la dépassent de loin.

Une équation insoluble ?

Non !

Il faut tout revisiter, tout remettre à plat et pour ce faire malgré la concurrence déshumanisée des ordinateurs personnels, revenir à l’essentiel pour nos étudiants : l’empathie et l’usager.

Les étudiants, arrivant de différents horizons, différentes classes sociales, me posent toujours la même question : est-ce que j’ai une méthode d’enseignement que je reconduis chaque année pour chaque atelier ?

Ma réponse est définitivement non, parce que chaque promotion a son aura, sa sensibilité, sa personnalité propre. Et moi, je m’adapte, j’hume l’air ambiant, j’analyse et je jauge. Les premières discussions avec les étudiants, leurs parcours, leurs expériences et les ateliers qu’ils ont fréquentés vont être autant d’indicateurs pour moi.

La formation mise à leurs dispositions est inadaptée, incomplète voire obsolète car la rupture que connait le monde, dans tous les domaines, avec les cursus classiques est consommée et nous assistons, souvent impuissants, à des changements et des découvertes dans un espace-temps de plus en plus rétréci : ce qui était vrai hier peut ne pas l’être aujourd’hui.

Les nouveaux outils de conception via les logiciels et les applications, de plus en plus nombreux, que nous utilisons aujourd’hui se substituent sournoisement à notre libre arbitre, guident notre créativité et parfois même l’enferment dans une sorte d’imagerie architecturale assez unique. Les réalisations vont, au nom d’un pseudo modernisme vitré et minimaliste qui commence à se ressembler, se confondre, ne plus appartenir à une culture ou à une région mais à tous.

Le talent va, malgré les soubresauts que connait l’architecture dans la formation de ses outils, apparaître chez certains étudiants, ceux qui vont émerger de la mêlée parce qu’ayant les qualités requises pour faire la différence, entre autres, la fantaisie, le courage, la force de caractère et surtout le don d’observation et d’empathie.

Leur approche va être digne d’un sacerdoce où l’exigence de l’usager est calculée à l’aune de l’empathie du concepteur et où la simplicité de la fameuse phrase de l’architecte Louis Sullivan « Form Follows Function » La forme suit la fonction est tempérée par des gestes, des traits, des ébauches qui peuvent, à première vue, sembler dénués de finalités, se trouver presque par hasard dans la réalisation alors qu’ils sont le fruit d’une créativité débordante, d’une remise en question des fondements même de notre formation .

J’ose appeler ça : le nouveau souffle architectural.

Les architectes, pour la plupart scandinaves, qui ont bercé ma jeunesse et qui étaient les pionniers du nouveau souffle architectural dans les années 60-80 comme Jorn Utzon, concepteur de l’Opéra de Sydney, qui dans sa quête de ce renouveau s’inspirera de l’architecture traditionnelle marocaine lors d’un voyage dans le sud du Maroc et avouera que cette découverte influencera la plupart de ses œuvres. Le recouvrement des toitures de l’opéra de Sydney par des tuiles blanches lui donnant cet aspect de nacre propre aux coquillages est inspiré des zellijes marocains.

Cette approche d’un style moderniste expressionniste viendra donner un coup de jeune à celle de Arne Jacobsen qui prônait une architecture rationnelle et fonctionnelle posant les bases du modernisme organique.

On retrouvera ce souffle, cette architecture bouillonnante, chez Jean Nouvel, dans le Musée National de Doha, au Qatar, le Louvre d’Abou Dhabi aux Emirats Arabes Unis.

Ces mouvements de l’architecture, ces confrontations et remises en question vont tout au long des dernières décennies nous inspirer, nous stimuler sans pour autant nous enfermer dans des schémas unifiés et standardisés.

Le côté physique, son illustration par des édifices prestigieux, des innovations dans l’art de construire, des découvertes de matériaux nouveaux de plus en plus performants respectant l’environnement et peu consommateurs d’énergie, devra, parallèlement à l’évolution de la société, dessiner les contours d’un profil d’usagers différents et d’une empathie sans cesse remise à jour.

Ce nouveau souffle architectural ne peut s’affermir que par la formation initiale des étudiants et celle des formateurs. La sensibilité, la recherche du bien-être comme composante essentielle de la conception, ne sont plus des réflexions inavouées ou des enjeux secondaires mais de véritables contraintes à prendre en considération, à étaler, à revendiquer et à mettre en avant.

Les espaces de vie et de travail ne sont plus figés : ils mutent, se transforment et s’adaptent. Le travail à distance, la réappropriation des usagers de leurs habitations par la force des choses et l’augmentation conséquente des heures de loisirs, posent des défis auxquels notre mode de pensée conceptuel n’était pas préparé.

Pour paraphraser Fabienne Marion (Fondatrice et Rédactrice en chef UP Magazine) : le monde change à donner le tournis. Des avalanches d’informations fusent de toute part, mêlant l’important à l’accessoire, le vrai et le faux, le gadget et le fondamental…

Ces changements touchent tous les domaines, toutes les professions, révolutionnent notre production, interpellent nos approches, nous obligent à revoir nos copies en permanence et en temps réel. L’architecture se pense autrement, se conçoit à des échelles humaines différentes par sa fluidité et les dimensions sensorielles qu’on y apporte.

Platon faisait l’éloge de la beauté universelle, l’architecte d’aujourd’hui et l’usager ne parlent plus que de bien-être, de Feng Shui, de qualité du bâti, de sa temporalité et de son influence sur nos comportements.

Nous assistons à une nidification spatiale qui prône l’autonomie, le confort, le cocooning, la connectivité et où l’usager est à la recherche permanente du concepteur capable de deviner ses attentes, de façonner son cadre bâti.

Le nouveau souffle architectural est dynamique, puissant et richement porté par de jeunes architectes de plus en plus décomplexés, téméraires, talentueux, qui se distinguent chaque jour par leurs réalisations et ne cessent de nous étonner et de nous séduire.

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