L’architecture espagnole à Tétouan : un patrimoine méconnu à partager

La ville hispano-marocaine est née, s’est formée et s’est développée avec une homogénéitéet une cohérence formelles remarquables, grâce à la répétition d’un système de parcellisation et d’une typologie architecturale équilibrée par la singularité de certains éléments. Mustapha Nasser Akalay, docteur en histoire de l’art, urbaniste, hispanisant (enseignant de la langue et culture espagnoles), historien de l’architecture espagnole coloniale et contemporaine, enseignant – chercheur à l’Université Privée de Fès décrrypte ici les styles architecturaux prédominant à Tétouan.


A l’origine rigide et répétitif, l’ensanche devient en fait le support d’une architecture importée et d’un syncrétisme stylistique. Appartenant à la fois à la tradition et à la modernité et loin de s´imposer comme loi exogène, l´architecture coloniale rassemble plutôt des éléments matériels et symboliques, disparates et contradictoires appartenant à deux architectures différentes.

Casino espagnol , style moderniste
Style moderniste catalan, Le passage Benarroch.

Un examen superficiel des principales réalisations de la zone septentrionale marocaine pourrait faire douter de I’existence d’une architecture espagnole, tant elles accusent de diversité entre elles et de parenté avec certains monuments autochtones. Cependant, si l’on considère l’architecture coloniale dans son ensemble, et non plus à travers quelques réalisations, on s’aperçoit qu’elle représente l’image la plus exacte que les diverses architectures espagnoles et européennes se sont données d’elles-mêmes au cours de leur réalisation sur le sol nord-marocain durant 43 ans.

Sur le plan de l’architecture, l’intervention espagnole a pris des aspects différents, mais c’est sûrement à Tétouan qu’elle s’est présentée sous la forme la plus riche. En effet, les débats et les courants qui ont marqué l´Espagne au tournant du siècle : éclectique, arabisant, art nouveau, régionaliste ; puis dans l´entre-deux guerres, avec l´apparition des styles : rationaliste, art déco, moderniste et néobaroque, ont trouvé de bons architectes des écoles de Madrid et Barcelone arrivés à Tétouan pour réaliser leurs idéaux et exprimer leur liberté créative.

En analysant l´évolution de l´architecture espagnole à Tétouan, on a cru déceler trois styles :

Le style arabisant (1915-1931), Il caractérise les constructions de la première période et fonde un style protecteur[1]  qui contribue à donner une grande cohérence aux édifices bâtis. Les architectes Carlos Ovilo et Gutierrez Lescura ont cherché une synthèse entre la tradition et modernité dans leurs œuvres qui s´enracinent dans le style arabisant. L’arabisance en architecture est une forme de l’orientalisme qui se manifeste quasiment dans toute l´Europe. Elle est le résultat de l’intérêt intellectuel, scientifique et politique qui est porté à cet héritage au cours du XIXº siècle. Elle s’intéresse avant tout á identifier un répertoire d´éléments décoratifs et stylistiques, de les réduire á l´état de stéréotype aisément utilisables dans une démarche éclectique par simple substitution.

Le style art déco (1931-1936) a été introduit par les architectes avant- gardistes de la génération 25 de l’école d´architecture de Madrid, et où un goût marocain se forge, fondé sur l’observation et la comparaison, et particulièrement centré sur la question du décor. La rencontre des motifs des arts décoratifs marocains et des formes art déco produira des décors de façades originaux où les éléments ornés, les frises ou panneaux bien délimités agrémentent des façades blanches et nues. Ces motifs, dont la diffusion est accélérée par l´impact de l’exposition des arts décoratifs de 1925 à Paris, n’auront aucun mal à s´imposer à Tétouan. L’architecte le plus représentatif de ce style fut José Larrucea Garma. 

Le style  franquiste (1939-1956), incarné par la période du « caudillo », Franco, qui imposa une architecture néo-herrerienne (Du nom de l´architecte Juan de Herrera (1530-1597) qui eut le mérite d’achever El Escorial), dans la capitale du protectorat, à base  de porches et d’arcades, de soubassements en pierre et de détails sur les corniches et les frontons, et qui se traduisent dans la construction des édifices publics telles que : la poste, la délégation de l´agriculture, les immeubles Varela. Cette architecture franquiste se veut comme un retour vers le passé – (nostalgique de l’Espagne Impériale) et vers la renaissance savante. La poétique stylistique de cette architecture franquiste, n’est ni académique, ni classique, ni historiciste mais plutôt éclectique : le monastère El Escorial[2] de l’architecte Juan de Herrera en est le grand modèle d’inspiration des architectes espagnols de l’après-guerre civile.  (Dès les années 1920, Tétouan prit les allures d’un immense chantier où les bâtisseurs allèrent expérimenter différents courants de l´architecture moderne. Quel que fut le style qu’ils choisirent, l’avant-garde fut souvent tempérée par l’art traditionnel marocain. A Tétouan, l´héritage architectural s’inscrivit aux côtés des différents styles modernes européens. De nombreux édifices de l´ensanche arborent sur leurs façades le répertoire architectural et ornemental arabo-islamique. Pour beaucoup d´architectes espagnols, la fonctionnalité et la beauté des formes étaient des principes ancestraux de la cité andalouse, et devaient être appliqués normalement dans l´urbanisme moderne. Ce n’étaient pour eux qu’un retour aux sources…). [3]

Pavillons Varela style Franquiste
Style Franquiste Pabellones Varela.

De ce point de vue, l’architecture coloniale au Maroc n’est pas uniquement marocaine, mais elle relève aussi bien de l’architecture française et espagnole, elle est le fruit d’un rapport de métissage architectural. « C’est cela l’archimétissage, la construction d’une identité nouvelle, ouverte et relationnelle, qui se souvient sans reproduire le passé », comme le dit Françoise Choay : « en transformant notre relation passive et névrotique avec le patrimoine en une relation dynamique et créatrice qui conduise, non plus au ressassement stérile du passé mais à sa continuation sous des formes nouvelles ».[4]

Ce patrimoine partagé entre le Maroc est l´Espagne est non seulement mal connu, mais il est en train de se dégrader parce qu’on s’en occupe peu. Des immeubles sont dans un état de délabrement avancé : ils menacent ruine et des archives ont disparues. Les études sur ce patrimoine partagé hispano-marocain sont encore peu nombreuses à ce jour et les recherches portant sur l’ethnologie des savoirs et des connaissances très lacunaires. C´est la raison pour laquelle il devient urgent de tirer de l´oubli et d’étudier des archives et des textes négligés pour attirer la curiosité des autorités publiques, de nos universités et centres de recherche sur un très vaste patrimoine de recherche qui reste quasi vierge.

Style marocanisan
L’architecte Larrucea.

En guise de conclusion, on peut dire que la ville nouvelle espagnole a été une occasion formidable pour les architectes et urbanistes présents sur le sol du nord du Maroc de mettre en œuvre des principes d’un urbanisme expérimental à base, des procédures et des techniques pratiques qu’ils estimaient modernes et novatrices.  Le but ultime de cette nouvelle science de la planification urbaine était « la beauté et le bien-être du monde futur ». Ceux-ci passaient par des villes qualifiées de modernes, efficaces, rationnelles et pratiques. Il s’agissait, ainsi dans cette opération de civilisation, de respecter la médina en lui juxtaposant une ville nouvelle porteuse d’avenir.


[1] Le style protecteur, terme forgé par François Béguin dans son livre : Arabisances, décor architectural et tracé urbain en Afrique du Nord, 1930-1950.Dunod 1983 ; et que l’historien Daniel Rivet définit comme la démarche architecturale par laquelle le colonisateur   renonce à afficher sa différence, pour marquer sa supériorité, et reconnaît le dispositif urbain el le bâti indigène, pour composer et l’intégrer. In Daniel Rivet : Le Maroc de Lyautey à Mohamed Editions Porte d’Anfa Casablanca 2010, p 220.

[2] L’architecte Herrera (1530-1597) dans un style renaissance italienne ou savante (1520-1600), réalise pour Philippe II l’Escorial dans les environs de Madrid, vaste complexe architectural regroupant un monastère, un palais, un séminaire, une université, une bibliothèque, un musée, un hôpital et abritant des tombeaux de souverains.

[3] Mohamed Métalsi:Tétouan , entre mémoire et histoire , Malika éditions, 2004 p.132.

[4]Voir à cet égard Marc Gossé : L’architecture entre contexte et mondialisation, in catalogue de l’exposition DABA Maroc, Centre culturel de Schaerbeek, 2013.

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