La forme suit la frousse

Eriger la mixité sociale dans les plans d’urbanisme est le meilleur remède contre la pauvreté. Mais cela n’est pas encore à l’ordre du jour. Entretemps, la ville est livrée aux appétits voraces des promoteurs immobiliers qui construisent des cités dortoirs pour les pauvres et des havres de paix pour les plus nantis, en quête de sécurité. Mais ce n’est qu’un sursis. Des intellectuels font des propositions.

La prise en compte de la sécurité a de tout temps été l’élément fondamental  qui a donné naissance à la forme de la cité. La ville médiévale et nos médinas en particulier ont été érigées en premier lieu autour d’un concept défensif. De grandes  murailles, imprenables, viennent en délimiter la forme. Nan Ellin, éminent professeur d’architecture et d’urbanisme à Princeton trouvera la formule idoine en affirmant que «La forme suit la frousse et vice-versa».

A l’avènement du protectorat, cette même «frousse» sera à l’origine de l’extension des villes  En effet, toutes les nouvelles agglomérations allaient être conçues suivant les principes urbanistiques imposés par le maréchal Lyautey. C’est ainsi que furent érigées en règle absolue  le principe de la séparation de l’ancienne et de la nouvelle cité et la création, dans le pourtour extérieur des médinas, d’une zone non ædificandi qui faisait office de protection militaire et d’espace d’hygiène. L’extension «moderne» des villes pouvait dès lors commencer pour produire des richesses au service de la métropole.  Des quartiers nouveaux ont surgi,  différenciés  les uns des autres suivant un zonage programmé.

Cet urbanisme de zonage a donné à son tour, au lendemain de l’indépendance, naissance à son avatar sécuritaire. Architectes, urbanistes et paysagistes sont alors mis à contribution dans une nouvelle mission : redessiner le paysage urbain et en particulier l’espace public à des fins très basiques de maintien de  l’ordre. Personne n’était dupe que le Maroc, par panurgisme,   avait pris exemple de l’expertise Française en matière d’urbanisme sécuritaire nouvellement enrichi par l’épisode de mai 68.  Après ces évènements, suivis de près au Maroc, le gouvernement français prit des mesures drastiques en matière d’aménagement urbain : disparition des pavés des boulevards du Quartier Latin, qui avaient servi de projectiles aux  manifestants, pour les remplacer par du  bitume ; installation de nouvelles universités à la périphérie de la capitale… Il n’en fallait pas plus à nos fins limiers de la sécurité pour dépaver nos centres urbains, rejeter en périphérie les nouvelles facultés et tracer de larges boulevards autour de quartiers entiers…

Le but inavoué de ces décisions était, en premier lieu, de faciliter l’intervention des forces de l’ordre dans ces quartiers désormais « bouclables », pour patrouiller commodément, déployer une surveillance généralisée, en somme avoir la main ou plutôt la vue sur l’espace public.  

Cette vision a été quelque peu été délaissée quand la liberté d’expression a pris quelque place dans notre système de gouvernance. A l’heure d’internet et des réseaux sociaux, plus question de contenir les populations révoltées par la force : le printemps arabe a bien démontré les limites de ces mesures.

La question légitime qu’il faut désormais se poser est de savoir quel urbanisme à l’âge démocratique ?

C’est une question à laquelle ceux qui ont en charge de dessiner nos villes ne semblent pas avoir réfléchi, pratiquant chaque jour un urbanisme de rattrapage et de zonage donnant lieu à un développement anarchique et incontrôlé des villes, ouvrant toutes grandes les portes d’une réflexion qui n’a pas été encore soulevée sous nos cieux : l’urbanisme criminogène. Bien entendu on ne peut imputer à la seule forme de l’espace la violence urbaine que nous connaissons car l’insécurité est le résultat d’un ensemble de facteurs étrangers à l’habitat.

C’est pour cela qu’il faut saluer l’initiative du nouveau Ministère de l’Habitat de l’Urbanisme et de la Politique de la Ville ( MHUPV ) définie comme « …une politique publique volontariste et intégrée prônant le principe de la contractualisation et la mise en convergence  des actions sectorielles en vue de promouvoir des villes inclusives, productives, solidaires et durables ».    Lors des assises de «concertation  nationale sur la politique de la ville» tenues fin juin à Rabat, plusieurs axes de réflexion ont été développés tels la création de richesse dans la ville, la planification urbaine, la place du patrimoine, la mobilité urbaine, le développement durable…. Une approche nouvelle qu’il faut saluer, tant la rupture est flagrante avec celle de l’ancienne équipe qui avait une vision chiffrée et quantitative de l’Habitat.

Mais, à notre grand étonnement, aucune mention n’est faite sur la mixité urbaine et son corollaire : la sécurité.  La planification et la production de lieux de vie intégrés a été tout simplement dévolue aux promoteurs immobiliers privés. A ce sujet le document délivré le jour de la concertation nationale est sans ambiguïté : «Aujourd’hui, pour répondre à ces attentes, il est nécessaire d’associer le secteur privé dans un cadre contractuel, en vue de relever les grands défis de la ville d’aujourd’hui, à savoir : l’implication des intervenants privés dans la création d’espaces de vies intégrés…».

Voilà, tout ce qui n’a pas été dit ces dernières années vient d’être écrit noir sur blanc. L’Etat vient de reconduire le blanc-seing qu’elle a délivré au secteur privé depuis bien longtemps  pour produire, à sa place, des espaces de vie et de bien-être social. Le même document précise «la finalité étant de transformer le rôle du constructeur de logements en créateur d’espaces de vie agréables…».

Sous-traiter au promoteur immobilier le bien-être des Marocains est d’une naïveté déconcertante et une erreur de jugement dont il faudra un jour payer très chèrement le prix. Les promoteurs immobiliers, en hommes d’affaires avisés, ne sont intéressés que par les bénéfices qu’ils peuvent réaliser et, pour ceux qui sont cotés à la bourse, par le cours de leur action. Comment peut-on encore croire que les horribles  lotissements qu’ils ont réalisés  puissent être des havres de paix ? Ce sont de futurs lieux d’explosion urbaine et de malaise social que des pays comme la France sont en train, aujourd’hui, de détruire à coups d’explosifs.

Entre-temps, faute d’alternative, et pour répondre au besoin de sécurité, des communautés aisées se protègent.

Outre Atlantique,  la notion d’ “espace défendable ” ( defensible space ) nous enseigne qu’une meilleure conception de notre environnement urbain  permettrait de prévenir la criminalité. Un espace «défendable»   dont la forme et les dispositions visent à faciliter la protection. Non pas  contre les désastres naturels et accidentels, mais contre le fléau social que sont la violence urbaine et l’incivisme  régnant.  

Ce postulat  qu’il faille se prémunir contre les malfrats, les voyous et autres criminels ou tout simplement éviter de vivre  en mauvaise promiscuité conduit à un vrai péril : celui de la «sécession urbaine». Celle des classes les plus défavorisées,  assignées de facto à résidence.

A défaut d’être identifiée comme prioritaire par le Ministère de l’Habitat, de  l’Urbanisme et de la politique de la ville, cette vision commence à voir le jour dans des cercles de réflexion tels le Conseil du Développement et de la Solidarité ( CDS). Instance à vocation consultative, crée en 2011, c’est un laboratoire d’idées indépendant qui, à travers sa composition multidisciplinaire et polyvalente, favorise le dialogue et la concertation entre les principaux acteurs économiques et sociaux, sur des thèmes spécifiques afin de bénéficier de leurs réflexions conjuguées, pour l’élaboration de propositions d’intérêt général.

A l’issue de ses premiers travaux tenus en mai 2011, un livre blanc vient d’être édité par le CDS. Il met en lumière un modèle marocain de ville nouvelle, une ville centrée sur le citoyen et son bien-être. On y lit : « Pour favoriser la cohésion sociale, la ville doit faciliter la mixité, proposer des logements de qualité à un prix attractif pour toutes les catégories socio-professionnelles. Enfin la ville doit proposer un cadre convivial, favorable à l’épanouissement de ses habitants, grâce à une offre d’activités sportives et culturelles diverses ; à des équipements de loisirs accessibles au grand public favorisant les échanges et la créativité ». Pour conclure plus loin : « La mixité sociale permet d’éviter la ghettoïsation des populations et constitue un levier accélérateur du développement socio-économique… ».

La diversité des couches sociales composant un même espace urbain doit être recherchée et savamment programmée  en mettant en place les nécessaires articulations car «à travers la mixité sociale, il s’agit d’éviter le cloisonnement des quartiers et les ségrégations qui en résultent, de favoriser  les interconnexions entre eux, notamment par des rues homogènes  et de même qualité, mais aussi par la présence d’équipements collectifs  situés aux différentes articulations des différentes zones habitées ». Et, prenant le contre-pied  de la démarche officielle qui veut que ce soient les promoteurs immobiliers du secteur privé qui assurent la cohésion sociale, le mémorandum précise « Places, marchés et équipements collectifs définiront ainsi la trame de la ville nouvelle. Certains équipements publics pourraient également être prévus à la périphérie de la ville nouvelle, pour servir aux villes voisines et établir une mixité sociale avec ces dernières ».

Chakib Benmoussa, président du Conseil Economique et Social, et  Grand Témoin de la réunion du CDS achève sa réflexion ainsi : «Des études conduites au Maroc par la Banque mondiale  ont montré que la lutte contre la pauvreté passe par une plus grande mixité sociale.  Mais la mixité sociale ne se décrète pas, elle se construit à travers ces projets qui doivent intégrer cette dimension, en tenir compte dans la conception, le fonctionnement, l’accessibilité et le coût des services à la population…». 

Mais le CDS n’est qu’un «laboratoire d’idées» et cette réflexion doit être portée par les pouvoirs publics  et érigée en priorité nationale. Repenser la ville en y intégrant toutes ses composantes dans un souci d’harmonie sociale et urbaine est une nécessité.

Laisser la promotion immobilière privée  continuer à ériger des cités entières au détriment du lien social conduira indubitablement à une crispation des protagonistes, puis à une véritable descente aux enfers.  La violence urbaine  sévira dans les banlieues, les pouvoirs publics devront adopter de nouvelles réglementations afin de tenir compte de la sécurité lors de la conception de nouvelles zones urbaines. Pour y parvenir, le législateur encouragera les maîtres d’ouvrage à recourir aux techniques de prévention «situationnelle». Laquelle vise à prévenir les actes de malveillance dans l’urbanisme et la construction. Une situation que connaissent déjà bien des cités en Europe.

Est-ce là où on veut en venir ?

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