Lucien Kroll, l’anarchitecte écologiste nous a quittés

Chantre de l’incrémentalisme en architecture qui permet, dit-il, « de faire le tour des problèmes et de voir ce que la rationalité refuse de voir » il s’est toujours érigé contre la construction de masse qui « baigne dans la fatalité de la répétition ».

Son ami et complice Marc Gossé, architecte, associé de SI-studio et professeur honoraire de La Cambre-architecture, lui rend un hommage vibrant.


Ce 2 août 2022, l’architecte belge Lucien Kroll nous a quittés en marchant dans son jardin ; il avait 95 ans. Anticonformiste, anarchiste dans l’âme, écologiste de la première heure, Lucien Kroll faisait l’objet, ces derniers temps, d’un retour en grâce auprès d’un public plutôt jeune motivé par la lutte écologique en ces temps de crise climatique marquée soit par la sécheresse et les incendies, soit par les tempêtes diluviennes et les inondations.

En Belgique, il avait connu un certain succès dans les années 1960-70, puis plutôt à l’étranger (en France et aux Pays-Bas) – « nul n’est prophète en son pays » dit le dicton populaire- en proposant une démarche architecturale participative et à l’esthétique -sans être péjoratif-  « bidonvillesque » : sa « Mémé » présente des similitudes étranges avec les façades du bâtiment du Conseil européen à Bruxelles, dessiné par Philippe Samyn -un assemblage hétéroclite de châssis bruxellois.

Mais chez Lucien Kroll, cette esthétique tire sa logique d’une démarche plus profonde, qu’il appelle « incrémentale ». C’est ainsi qu’il définit lui-même sa pratique du projet [1] : « Les buts de l’incrémentalisme sont les mêmes que ceux du rationalisme, mais les méthodes diffèrent. L’incrémentalisme procède par étapes et refuse d’établir une démarche rigide définitive. On doit pouvoir revenir en arrière comme on doit pouvoir modifier le choix initial. On retrouve ce principe en sciences économiques, où on distingue deux façons de décider. La première a été définie par Herbert Simon avec son « General Problem Solving » (GPS) : tout est un problème, mais tout a une solution. Le rationalisme considère que ce binôme (problème – solution) est insécable. L’incrémentalisme relativise ce lien en considérant que la solution d’un problème peut se trouver ailleurs que là où on le pense. (…) Les rationalistes avancent pour ainsi dire sans rétroviseur et c’est comme ça qu’ils ont tout foutu en l’air, en ne tenant pas compte des opinions et des besoins. Au bout du compte, ils ont détruit la planète. Le contexte est là où tout commence, et il convient de respecter une chose irrationnelle. (…) Notre monde est trop normatif, trop mécanisé, et laisse peu de place à l’incrémentalisme.» 

S’étant opposé autant aux « rationalistes » modernistes qu’il jugeait responsables de la catastrophe écologique- qu’au néo ou post-modernistes dans les années 1980 qu’il jugeait réactionnaires, Lucien Kroll bataille à nouveau contre les nouveaux rationalistes du « générique » dans les années 2000 auxquels il reprochait d’être hors-sol. A propos du « contexte», je me souviens que dans une conférence à Ahmedabad en 2002 en Inde, il fustigeait le « fuck the context » de Rem Koolhaas par une contre-formule provocatrice : « and the context fuck you », à la grande joie des étudiants qui étaient venus en masse l’écouter . Kroll, au fond, était admiratif de la créativité organique de la nature et voulait transposer cette créativité dans les processus de décision en architecture, laissant une large place à la participation de tous les acteurs et à l’intuition de l’architecte : « Je défends une logique intuitive, plus efficace et qui ne tourne pas en rond, une nouvelle façon de penser et de faire ».

Dodrecht, Pays-Bas

Ecoutons Lucien Kroll à propos de son projet à Dordrecht, aux Pays-Bas :

« Voici un exemple qui concerne la faisabilité : j’ai été appelé par un maître d’ouvrage de Dordrecht, aux Pays-Bas, qui faisait face à un quartier en pleine décrépitude. Les gens partaient, il y avait des papiers gras partout. Il a discuté avec le maire et ils se sont mis d’accord pour dire qu’on ne pouvait rien changer aux choses, mais qu’il fallait tout de même les accompagner. (…) Nous avons pris contact avec un comité local d’habitants et leur avons montré une maquette ; les gens ont réagi, parfois vivement. Puis une tendance s’est dégagée de ce dialogue et nous avons commencé à modifier la maquette en conséquence. Plusieurs réunions avec les habitants ont suivi. Et la chose s’est faite, lentement mais avec l’engagement réel d’une population jugée irrécupérable. On a découvert que les balcons étaient trop étroits : or il fallait que la surface extérieure puisse accueillir au minimum une table et quatre chaises. Nous avons donc augmenté le nombre de mètres carrés. On a fait ça après coup. C’est venu en cours de route. Nous nous sommes fixé une seule règle : aucun logement ne devait être identique à un autre. (…) En faisant un pari sur l’avenir, nous avons opté chaque fois que c’était possible pour des cloisons démontables. Les choses doivent pouvoir changer. (…) Il s’agit de rendre possible un conglomérat qui coopère, qui accepte toutes les modifications possibles, sans jugement sur l’homogénéité de l’ensemble. La plupart des architectes ne savent pas construire en même temps pour deux types d’activités (logements et commerces), pour des vieux et des jeunes, des riches et des pauvres. Ils ont horreur des mélanges ! Ils sont nés comme ça, c’est une maladie congénitale.

L’incrémentalisme n’est pas une façon ancienne, « historique » de faire les choses, mais une méthode qui permet de faire le tour des problèmes et de voir ce que la rationalité refuse de voir. Il ne faut pas ériger le savoir en doxa mais s’appuyer sur la réalité, faire confiance à toutes les échelles de contacts humains. Je me rappelle une dame âgée qui me demandait : « Monsieur l’architecte, est-ce que je peux installer mes nains de jardin ? » Je lui ai répondu : « Vous êtes chez vous !  Si les logements sont différents, ça crée une ambiance particulière, c’est infiniment mieux que le principe rationnel qui consiste à faire une boîte et à la multiplier ; ça n’est pas de l’architecture ! La construction aujourd’hui baigne dans la fatalité de la répétition, c’est impossible à humaniser, c’est un péché environnemental. Transformer est plus difficile, mais infiniment plus positif et profitable » [2].

Il y a beaucoup de vrai dans ce discours. Mais si la participation comme méthode parait à priori profitable, elle peut quand même atteindre ses limites pour une architecture pérenne, rencontrant les besoins et les goûts de plusieurs générations. Une anecdote : faisant visiter la Mémé à une délégation étrangère, Lucien Kroll reçut soudain une trombe d’eau sur la tête : aux étages, des étudiants l’avaient reconnu et manifesté leur colère. Les logements pour étudiants convenaient sans doute à ceux qui avaient « participé » à leur conception, mais n’étaient pas au goût de la promotion d’étudiants locataires suivants. Lucien Kroll en était conscient et savait, in fine, que la responsabilité de l’architecte devait fixer la forme architecturale dans une forme « durable ». Et son architecture racontait malgré tout une « histoire », ce qui devient rare dans la production architecturale contemporaine rendue muette à force de « minimalisme » ou de contraintes techniciennes -le désormais sacro-saint « passif » qui prime sur la vie des habitants. Lucien Kroll finira par parler de « paysage architectural », un retour aux fondamentaux de la discipline où la forme n’est qu’une métaphore de la société et de son histoire.

Paysage

Pour preuve, en 2013, une exposition consacrée à l’œuvre de Lucien et Simone Kroll a lieu à Nantes, puis, en 2015 à Paris, à la Cité de l’architecture, reprise à Bozar à Bruxelles, intitulée : « Tout est paysage-une architecture habitée ». Les auteurs y présentent plus de 80 projets ou plutôt 80 aventures humaines vécues par l’architecte et son épouse, tous deux convaincus qu’on ne peut construire sans faire participer les futurs usagers d’un lieu et que « sans habitants, pas de plans ». Mais le titre de cette exposition reprend celui de leur dernier livre « Tout est paysage » : « notre approche est surtout paysagère, donc globale, relationnelle et de longue durée. Nous disons “paysage” dans le sens de milieu naturel complexe construit par des décisions entrecroisées, multiples, tissées, jamais par des règles rigides, droites et simplificatrices. Elle est de longue durée puisqu’elle considère le passé, l’existant, le non-dit, comme la trame sur laquelle se pose le nouveau projet qui n’est qu’un moment dans l’histoire et qui continue à évoluer sans nous ».

L’histoire de l’architecture continuera sans doute sans Lucien Kroll, mais retiendra les leçons et s’inspirera des expériences qu’il a menées, en véritable humaniste et précurseur de la cause écologique.

Lucien et Simone Kroll

[1] Interview réalisé par Laurence Castany dans Espazium, le 2-04-2013

[2] Propos recueillis par Laurence Castany -Journal du Louvre

# à lire aussi