Les villes marocaines ont connu de profondes mutations depuis le début du 20ème siècle. L’ouverture à l’étranger, l’accroissement démographique, l’exode rural ont suscité de nouvelles activités, de nouveaux besoins en circulation, en consommation et modes de vie, ainsi que de nouveaux défis, comme la rénovation des centres-villes.
Ces évolutions se sont traduites par de nouveaux plans d’aménagement : restructurations spatiales spectaculaires cumulant zones industrielles et quartiers périphériques, ouvertures d’espaces commerciaux ou de développements aux investisseurs étrangers, création de larges couloirs de circulation en plein cœur de la ville et constitution, enfin, d’un paysage urbain inaugurant la verticalité pour la mise en place de plateaux de bureaux, de complexes d’affaires, d’immeubles d’habitat collectif et de grands hôtels. Selon les décennies et les modes, ces mutations ont pu être le prétexte à la destruction occasionnelle d’implantation urbaines d’origine – traditionnelles ou modernes – et à la préservation frileuse et ponctuelle de quelques patrimoines.
Ces ouvertures à l’autre et à l’urbain, ces mutations économiques, sociales et culturelles, se sont accompagnées d’un véritable effort de développement touristique : tourisme régional, éco-tourisme, tourisme culturel, tourisme sportif, tourisme du bien-être et de la santé, tourisme d’affaires… Ce qui fait du secteur touristique le deuxième créateur d’emplois (470 000 postes fin 2011). Le Maroc, dans sa vision 2020, devrait ainsi devenir l’une des vingt premières destinations du monde et voir doubler le nombre de touristes (de 9,3 millions en 2011 à 18 millions en 2020). Les revenus touristiques, qui portaient sur 58,2 milliards de DH en 2012, devraient ainsi atteindre 140 milliards de DH à l’horizon 2020. Dans un tel contexte, Casablanca, capitale économique se refait une beauté, met en avant ses atouts culturels et de loisirs, et soigne son capital hôtelier.
L’HOTEL, LIEU CENTRIFUGE
La symbolique de l’hôtel urbain s’inscrit cependant bien au-delà des pratiques et usages touristiques. L’hôtel est aussi et avant tout, un lieu centrifuge et emblématique à la lecture complexe. Il est tout à la fois inscription architecturale, lieu d’hébergement, espace d’échanges et de mutations socioéconomiques, mémoire vivante liée à l’Histoire et aux histoires de tous ceux qui l’ont conçu, qui le fréquentent ou l’ont fréquenté.
Pourquoi brider l’imaginaire : l’hôtel fait rêver. Il n’est pas l’auberge, cette vieille dame rassurante et pleine de sollicitude pour le voyageur fatigué qui se retrouve dans un espace restreint et convivial. Il n’est pas non plus maison d’hôte, où l’on s’installe comme en famille, avec cette reconnaissance chère à certains. Ce n’est pas non plus le fondouk, même s’il arrive qu’on y gare les nombreux chevaux des grosses cylindrées et qu’on y traite quelques affaires. Avant de devenir ce lieu de transit qui nous est familier, l’hôtel fut d’abord, dans l’Europe moyenâgeuse, « hôtel Dieu – maison de Dieu » où étaient hébergés les plus démunis, puis, à l’époque moderne, demeure de seigneurs ou riches bourgeois, « hôtel particulier », et enfin édifice public important, « hôtel de ville » ou « hôtel de police ». Ce n’est qu’au début du 19ème siècle, en 1829, avec l’ouverture du Tremont House à Boston, que les Etats Unis lancent le principe du « grand hôtel », dans la forme que nous lui connaissons : un édifice qui marque le paysage urbain et s’inscrit dans la ville comme point de repère, en coordination directe avec les grands axes urbains.
Au Maroc, c’est d’abord à Casablanca que les Français expérimentent la modernité architecturale et urbaine. C’est dans ce contexte que naissent les grands hôtels qui s’inscrivent très vite au nombre des infrastructures essentielles de la ville, répétant le fonctionnement urbain qui s’impose alors dans les métropoles européennes et américaines, introduisant de nouvelles technologies et proposant des modèles sociaux venus d’ailleurs.
Ainsi en est-il de l’hôtel Lincoln au funeste destin, conçu en 1916 par l’architecte Hubert Bride, premier grand bâtiment construit sur le Bd Mohammed V à Casablanca, ou l’Excelsior, projet de l’architecte Delaporte inauguré en 1917 sur l’ancienne place de l’Horloge et hébergeant alors les grands pilotes de l’aéropostale, tels Mermoz, Guillaumet, St Exupéry… Ces édifices sont alors directement coordonnés avec les principaux axes de la ville en formation et dont ils deviennent l’emblème.
Actuellement, d’autres hôtels tels que les Hyatt Regency et Sofitel prolongent cette symbolique, l’un jouant sur la couleur, l’autre sur les lumières qui habillent les murs et signalent l’arrivée au centre comme le ferait un phare pour l’arrivée au port.
Hôtel Suisse, Hyatt, Holliday inn, El Mansour, Sofitel etc., tous ces noms invitent au voyage. Ces établissements fonctionnels et modernes, d’abord destinés aux étrangers, offrent de nouveaux espaces de sociabilité et de découverte de l’ailleurs pour l’élite marocaine du moment, puis pour la population locale qui s’urbanise et adopte de nouvelles habitudes de vie.
PERCEPTIONS VISUELLES ET PRATIQUES SOCIALES
Les riverains ne peuvent ignorer ces édifices chargés d’histoire(s) récente(s) et de mémoire(s), témoins de la recomposition du paysage de leur ville et qui leur proposent des perceptions visuelles, des pratiques sociales différentes de celles qu’ils avaient coutume de vivre. Au niveau des perceptions, l’hôtel occupe une place particulière dans l’espace urbain. Il est un lieu où se mettent en scène, au gré des époques, diverses formes spatiales et symboliques donnant à voir, à interpréter les subjectivités, des façades ouvertes ou fermées, opaques, transparentes ou éclairées. Il nous met ainsi en relation avec la dialectique du dehors et du dedans, de l’accessible et de l’inaccessible. Un peu comme au cinéma, il nous propose un cadre à décoder et un hors cadre qui permet à chacun d’exercer son imaginaire vers l’ailleurs. Au niveau des interactions sociales, l’hôtel est un lieu de centralité dans le quartier ou la ville à travers des pratiques venues d’ailleurs, telles les réunions professionnelles ou privées, les réceptions familiales ou de simples visites lorsque l’on ose franchir l’espace entre le dehors et le dedans.
Car actuellement, l’hôtel urbain n’est plus un îlot pour étrangers. Il s’est largement ouvert à la fréquentation locale, tant par souci de rentabilité que par un désir d’appropriation légitime. La fréquentation d’une hôtellerie de prestige peut alors être interprétée comme un signe d’ouverture au monde et de réussite sociale.
Pénétrer dans le hall d’un grand hôtel, c’est comme un souffle de liberté. Dans cet espace de transit, la tentation, le désir de se fondre dans l’ailleurs est possible, l’échappée identitaire, le rêve d’être autre peut prendre forme. Il est, de par sa nature un passage, un non lieu, un espace de reformulation identitaire où les échappées salvatrices sont possibles. Les codes traditionnels s’y estompent au profit de l’émergence d’une image de soi différente de celle du quotidien qui autorise toutes sortes de rencontres et d’échanges impossibles ailleurs.
En ce sens, l’hôtel fait écho à l’instabilité chaotique des grandes villes en perpétuel mouvement, où la désorganisation apparente et permanente qui accompagne les mutations urbaines et sociales, participe en même temps à la mise en place de nouvelles formes d’expressions touchant aussi bien l’urbain que l’humain.