Zineb Bennouna, architecte diplômée d’État, dirige le pôle recherche chez Studio Belem tout en poursuivant un doctorat en architecture au sein de l’ENSAPVS et de l’Université de Paris. Originaire du Maroc, elle a appris à voir l’architecture à travers le prisme de l’histoire et du vernaculaire. Elle croit fermement à l’efficacité des dispositifs traditionnels dans l’architecture contemporaine, notamment le Moucharabieh qui constitue actuellement le cœur de son travail de recherche.
Je n’ai pas toujours eu cette apparence bancale et frêle…Autrefois, j’incarnais aux yeux de tous un joyau de l’architecture, témoin silencieux des époques révolues et empreinte intemporelle dans le paysage de la médina marrakchia. Pourtant, en l’espace de quelques secondes, mon existence paisible avait basculé dans le tumulte. Tout s’est passé très vite…
Les secousses, d’abord à peine perceptibles, sont devenues de plus en plus violentes, comme si la terre elle-même rugissait de colère. Et mes murs, qui avaient jusqu’ici résisté fièrement à l’épreuve du temps, ont commencé à trembler comme des géants titubant sous le poids de la colère de la terre.
Première secousse, deuxième secousse, dixième secousse…
Chaque onde sismique semblait défier la stabilité que j’avais toujours représentée. Un mur s’effondre, puis deux, puis trois, entraînant avec eux une partie des arches qui faisaient toute ma singularité. Désormais, des fissures sillonnent et morcellent les zelliges qui m’ont toujours habillé et protégé, les détachant parfois de leur emplacement d’origine, comme si les fragments de ma beauté passée avaient été dispersés par la fureur de la terre. Ces mosaïques, jadis des œuvres d’art minutieuses et précises, portent désormais les stigmates du séisme, semblables à des étoiles filantes capturées dans leur descente. Les tuiles vertes qui composaient mon couronnement et qui avaient jusque là relativement bien tenu, commencent petit à petit à céder blessant malencontreusement les quelques personnes qui tentaient de sortir des ruelles labyrinthiques que sont celles de la médina.
…onzième secousse, vingtième secousse, énième secousse puis plus rien.
Enfin si, les cris de peur et d’effroi qui avaient accompagné chacune de ces secousses avaient laissé place à un silence assourdissant. A la suite de ces quelques minutes qui d’ailleurs semblaient être une éternité, je réalisais enfin que toute ma vie d’antan venait d’être réduite en ruines. Exactement de la même manière qu’un château de sable pourrait être emporté par les vagues furieuses et imprévisibles de l’océan. Mon âme, qui avait été le témoin de tant de vies, de tant de joies et de peines, semblait elle aussi s’être brisée en même temps que mon enceinte.
Je me souviens des éclats de rires qui résonnaient au coeur de ma cour à l’heure du goûter. Pendant des générations, les familles qui m’ont habité se sont réunies, à la même heure dans mon jardin intérieur. C’était une sorte d’oasis de verdure, un sanctuaire où le temps semblait s’arrêter, où les palmiers se balançaient doucement et où le murmure de l’eau des fontaines apaisait l’âme. J’entends encore les brouhahas des enfants qui dévalaient les ruelles étroites et sinueuses de la médina, cœur vibrant de Marrakech. Ces cris de jeux qui résonnaient en écho, reflet de la vie qui bouillonnait dans ces rues animées. Et au milieu de cette effervescence, je me tenais là, solide et majestueux, avec mon garde-corps en bois tourné qui s’entrelaçait dans des motifs complexes, à l’image des histoires qui se créaient autour de lui. Nombreuses sont celles qui sont nées des regards complices qui se croisaient au détour des interstices de cette balustrade. C’était un lieu où les liens familiaux se renforçaient, où les amitiés naissaient, et où les souvenirs se créaient.
Mais aujourd’hui, tout mon flanc Est gît à terre, une étendue de décombres et de désolation. Je me tiens là, au milieu de la tragédie, comme un géant déchu, mes murs effondrés formant une silhouette grotesque contre le ciel mélancolique. Les lambeaux de moi-même jonchent le sol, des fragments de mon histoire et de ma splendeur passée éparpillés dans un tableau de chaos. Ils sont porteurs de souvenirs d’une époque révolue, des images qui semblent s’évanouir dans le sillage cruel du séisme, comme des rêves effacés par le réveil brutal.
Ce qui m’envahit le plus, c’est ce mélange complexe de culpabilité et de tristesse qui m’habite. Les questions tourbillonnent dans ma conscience tourmentée. Devrait-on me condamner pour ne pas avoir pu protéger ceux que j’ai chéris pendant tant d’années ? Devrait-on m’accuser de négligence, de faiblesse face aux forces implacables de la nature ? Non… Ce n’est pas de ma faute. Je suis la victime tout autant que le gardien, pris au piège entre le destin implacable et les négligences humaines.
Pourtant, malgré cette culpabilité qui me pèse, je ne peux m’empêcher de pointer du doigt ceux qui, au fil des ans, ont laissé mon être se détériorer. Les cris silencieux de ma structure affaiblie, les signes d’avertissement que j’ai émis au fil des décennies, ont été ignorés. La négligence et l’indifférence ont permis à la nature de reprendre ses droits, laissant les racines des plantes infiltrer mes murs, les fissures s’élargir, et finalement, le séisme a trouvé en moi une proie vulnérable.
Les habitants, qui ont résisté courageusement au séisme, tentent maintenant de reconstruire leurs vies parmi les ruines. Les familles se rassemblent pour nettoyer les débris et redonner un semblant de vie à leurs maisons endommagées. En reconstruisant leurs vies, voici qu’ils reconstruisent aussi la mienne et je vois un rayon d’espoir percer à travers les nuages sombres de ma mémoire. Ce rayon d’espoir prend la forme de jeunes architectes passionnés, qui les aident sans relâche. Ces jeunes esprits ont fait revivre la médina, tout comme ils ont fait revivre une partie de ma splendeur perdue. Ils ont sillonné les ruelles étroites, examiné les dégâts, et ont travaillé sans relâche pour me restaurer, nous restaurer autant que possible…
Grâce à cette solidarité qui caractérise le peuple marocain, mes murs qui s’étaient effondrés ont retrouvé leur solidité, mes arches brisées ont été reconstruites avec grâce, mes zelliges en morceaux reprennent forme et couleur, et mon jardin intérieur reprend peu à peu vie… Je peux aujourd’hui dire avec certitude que celle-ci restera à jamais gravée dans la pierre ou plutôt dans la terre… Et comme l’histoire d’un riyad n’est jamais vraiment achevée ; j’espère dans quelques années pouvoir vous raconter comment cette médina a repris vie portée par la résilience et la créativité de tous ceux qui croient en son potentiel infini.