Un dîner avec Zyriab Dialogue à travers les siècles

Il est fascinant de penser que certaines des pratiques quotidiennes que nous tenons pour acquises trouvent leurs racines dans une époque lointaine, façonnées par un homme dont le nom résonne à travers les siècles. Zyriab, ce génie de l’art de vivre, a transformé non seulement la musique et la mode, mais aussi l’art de la table. Aujourd’hui, je vous invite à un voyage dans le temps, où je découvre et ressens les émotions d’une époque florissante.


Nous sommes en l’an 822, à Cordoue. La ville bouillonne d’excitation, prête à accueillir un homme dont la renommée traverse les frontières. Zyriab, surnommé « l’oiseau noir », est attendu avec une impatience palpable. En tant que chroniqueuse andalouse, j’ai la chance inouïe de vivre cet événement historique de l’intérieur. En arpentant les rues pavées de Cordoue, je prends la mesure de l’influence que cet homme s’apprête à exercer sur notre culture.

Je me retrouve donc au palais du calife Abd Er-Rahman II, où Zyriab est accueilli en grande pompe. Le décor est somptueux : des tapis persans ornent le sol, des tentures richement brodées décorent les murs, et des senteurs exotiques embaument l’air.

Zyriab, vêtu de soie et portant une coiffe élégante, dégage une aura de sagesse et de créativité. Sa voix douce mais assurée résonne dans la grande salle de réception, captivant l’audience.

La cour, accoutumée aux splendeurs et aux divertissements, est instantanément charmée par la présence de cet homme. Sa profonde connaissance de la musique et de la poésie éblouit tous ceux qui l’écoutent. Cependant, c’est sa vision de l’art de la table qui éveille la plus vive curiosité. Les nobles sont captivés par ses idées et sa façon de savourer les repas. Un soir, je suis invitée à une réception où Zyriab présente ses créations culinaires.

La table est dressée avec une élégance sans pareille. Les lourds gobelets en or ont été remplacés par des verres en cristal finement ciselés. Les plats sont disposés avec une harmonie visuelle, chaque mets ayant une place définie. La séquence du repas est une nouveauté : une soupe délicate ouvre le bal, suivie de plats de poisson, de volaille, et enfin des desserts raffinés. Cette organisation tranche avec les pratiques antérieures où tous les aliments étaient servis en même temps.

Mais pour mieux comprendre l’impact de Zyriab, revenons à Bagdad. Nous sommes dans la maison de son maître, Ishaq Al Mawsili, où Zyriab étudie la musique sous la houlette du célèbre musicien et chanteur.

Lorsqu’il se mit à chanter devant Haroun Al-Rachid, sa voix captiva tant l’attention du calife que cela attisa la jalousie de son mentor. Sentant la menace que représentait le talent du jeune homme, Ishaq Al Mawsili le mit en garde : partir ou risquer sa vie. Contraint de quitter Bagdad, Zyriab trouva un nouveau foyer à Cordoue, où il put enfin exprimer sa créativité. « Je veux changer la manière dont les gens perçoivent la nourriture », répétait-il souvent à ses élèves

Ainsi, les repas à Cordoue se transformèrent en véritables symphonies de saveurs. Zyriab créa des plats audacieux en mariant des ingrédients surprenants comme des boulettes de viande accompagnées de petites pièces triangulaires frites dans de l’huile de coriandre. Il introduisit des desserts inédits, tels que le célèbre cocktail de noisettes qui continue à faire sensation à Saragosse. Accueillies avec enthousiasme par les nobles, ses nouvelles recettes confirmèrent son génie incontesté.

En 2024, je ne peux m’empêcher de comparer les créations d’antan avec celles que nous préparons aujourd’hui. Notre harira, nos briouates farcies, nos tajines et nos pâtisseries délicates ne prolongent-ils pas cette histoire millénaire ? On ressent l’empreinte de Zyriab dans l’attention portée à la présentation et à l’harmonie des saveurs. À l’image de René Redzepi de Noma ou Ferran Adrià d’El Bulli, l’oiseau noir avait ce don unique de transformer des plats simples en véritables œuvres d’art. Mais revenons à Cordoue.

À la fin du repas, alors que la salle retrouve son calme et que les conversations s’adoucissent, Zyriab m’invite à le rejoindre dans un recoin paisible du palais. C’est l’occasion rêvée pour engager une discussion plus personnelle et saisir l’opportunité d’interviewer ce génie visionnaire.


UN ENTRETIEN IMPROVISÉ

Nous nous asseyons sur des coussins moelleux, la lumière des lampes à huile danse sur les murs tandis que le son délicat d’un luth joué à cinq cordes, (une autre invention de Zyriab), emplit doucement l’espace. Je commence notre conversation en lui demandant de revenir sur ses débuts à Bagdad.

Khadija Dinia // Zyriab, pouvez-vous me parler de vos premiers pas dans l’art de la table ? Comment avez-vous développé cette passion pour la gastronomie ?

Zyriab // À Bagdad, j’étais entouré de maîtres en musique et en poésie, mais la cuisine me fascinait tout autant. J’ai toujours vu la nourriture comme une extension de l’art, une façon de toucher les sens de manière différente. J’ai commencé à expérimenter avec des ingrédients et des techniques, cherchant toujours à créer une harmonie de saveurs et de textures.

K.D. // Votre approche de la présentation des repas est révolutionnaire. D’où vous est venue l’idée de structurer les repas en plusieurs étapes ?

Z. // L’ordre des plats est essentiel pour apprécier chaque saveur à sa juste valeur. Commencer par une soupe permet de préparer le palais, tandis que terminer par un dessert laisse une note douce en bouche. J’ai remarqué que les convives apprécient bien plus chaque mets lorsqu’ils sont présentés dans un ordre réfléchi plutôt que tous en même temps.

K.D. // Pouvez-vous partager quelques-unes de vos recettes favorites et leur histoire ?

Z. // Certainement. Prenez, par exemple, le « Tajine d’Al-Andalus ». J’ai créé une version sophistiquée de ce plat traditionnel nord-africain. Préparé avec des viandes comme l’agneau ou le poulet, des légumes, des épices et des fruits secs, ce plat mijoté dans un tajine en terre cuite permet aux saveurs de se mélanger harmonieusement.

K.D. // Y a-t-il d’autres créations dont vous êtes particulièrement fier ?

Z. // Absolument. J’ai revisité vos petits sablés fourrés en y ajoutant des ingrédients tels que des pistaches, des dattes ou des noix. Il me semble que vous appelez ça Ghriyba et qu’elles sont toujours aussi appréciées.

K.D. // Mais oui, c’est vrai ! On continue à les servir, vous savez !! Et dans les boissons, avez-vous introduit des nouveautés ?

Z. // J’ai revisité le Sekanjabin ; une boisson douce et acidulée originaire de Perse. Mon passage au Maroc m’a inspiré l’ajout d’épices et d’herbes, créant ainsi une version plus adaptée aux goûts de l’Andalousie.

K.D. // Il paraît que vous êtes aussi à l’origine de la crème de noisettes.

Z. // Ah, le cocktail de noisettes ! C’est un dessert que j’ai créé en m’inspirant des douceurs que l’on trouvait dans les jardins de Bagdad. Des noisettes grillées, mélangées avec du miel et des épices, servies dans de petits bols en cristal. Une explosion de saveurs ! D’ailleurs, les gens de la cour en sont très friands.

K.D. // J’ai l’impression d’avoir pris trois kilos pendant cette discussion ! Mais dites-moi Zyriab, votre influence va bien au-delà de la cuisine. Vous avez également transformé les arts de la table. Racontez-nous.

Z. // Avant mon arrivée en Andalousie, les repas étaient servis dans des gobelets en or ou en argent, héritage des Goths et des Romains.

J’ai introduit le cristal finement ciselé, qui non seulement était plus esthétique, mais permettait de mieux apprécier les couleurs des boissons. J’ai aussi remplacé les lourdes cuillères en bois par des modèles plus délicats et élégants, adaptés à la finesse de nos mets.

K.D. // Votre vision de l’hygiène et de la beauté a bouleversé les habitudes de votre époque. Qu’est-ce qui vous a poussé à mettre autant l’accent sur ces aspects, et comment cela a-t-il changé les modes de vie ?

Z. // La propreté est une forme de respect envers soi-même et les autres. J’ai introduit l’usage du dentifrice en Europe, popularisé le rasage pour les hommes, et ouvert un salon de beauté pour femmes. Les soins du corps et la mode sont des extensions de notre art de vivre. Ils complètent notre bien-être et notre apparence.

K.D. // Vous avez dû surmonter de nombreux défis depuis votre départ de Bagdad. Vous ont-ils aidé à devenir aussi célèbre en Andalousie ?

Z. // Chaque défi est une opportunité de croissance. Quitter Bagdad a été une décision difficile, mais nécessaire. Mon maître m’avait prévenu que je devais m’éloigner pour échapper à l’envie et à la jalousie. En arrivant à Cordoue, j’ai trouvé un terreau fertile pour mes idées. Le calife Abd Er-Rahman II m’a soutenu et m’a donné les moyens de réaliser mes projets. J’ai pu fonder une école de musique, introduire de nouvelles coutumes et transformer l’art de vivre de la cour.

K.D. // Quelle est votre vision sur l’avenir de l’art de la table et de la culture andalouse ?

Z. // Je crois que l’innovation est essentielle pour maintenir la vitalité d’une culture. L’art de la table continuera d’évoluer, intégrant de nouvelles influences et adaptant les traditions aux goûts contemporains. Mon souhait est que les générations futures continuent de valoriser la beauté, l’élégance et la convivialité dans leurs pratiques culinaires et sociales.


Le lendemain, Zyriab et son épouse m’accueillent chaleureusement chez eux. La soirée se prolonge avec une démonstration culinaire où il concocte une soupe épicée aux lentilles, suivie de brochettes de viande marinée et de légumes grillés. En l’observant à l’œuvre, je réalise que son génie réside dans sa capacité à partager une vision complète de l’art de vivre. Il ne s’est pas contenté de nourrir les corps, mais a su élever les esprits, mariant raffinement et simplicité avec une élégance intemporelle.

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