Carey Duncan : « La durabilité est un pilier central de ma philosophie »

À travers un échange captivant avec Carey Duncan, architecte paysagiste établie à Rabat, au Maroc, découvrez une histoire fascinante d’engagement, de persévérance et d’innovation. Son parcours inspirant et ses réalisations remarquables sont au cœur d’une interview révélant les secrets de son succès et mettant en lumière son impact inestimable dans le domaine du paysagisme au Maroc.


A+E // Quelles émotions ressentez-vous après avoir remporté le prix du président de l’IFLA 2023 ?

Carey Duncan : Évidemment, je ressens une immense joie ! Remporter le prix du président de l’IFLA 2023 est un honneur dont je suis extrêmement reconnaissante. C’est une satisfaction profonde de constater que mon engagement dans le domaine de l’architecture de paysages, en particulier mon travail bénévole au service de la profession, a été distingué à l’échelle internationale, même si parfois, j’ai l’impression que cela passe inaperçu ! Cette victoire représente non seulement une validation de mes idées et de mon approche, mais elle constitue également une source d’inspiration pour persévérer dans l’innovation au sein de ce domaine. L’émotion principale réside certainement dans la gratitude envers tous ceux qui ont contribué à la concrétisation de mes projets, ainsi qu’envers l’IFLA pour cette reconnaissance exceptionnelle. Parallèlement, je ressens un profond sens de responsabilité, m’engageant à poursuivre la lutte pour la reconnaissance de la profession, tant au Maroc que dans d’autres pays africains confrontés aux mêmes défis.

A+E // Qu’est-ce qui vous a inspiré dans votre parcours d’architecte paysagiste et comment cela a-t-il influencé votre travail au Maroc ?

C. D. :Tout d’abord, je pense que l’influence majeure sur mon parcours vient de mes deux parents : mon père, architecte et artiste des jardins à ses heures, et ma mère, fervente défenseuse des droits humains. L’urbanisme et l’architecture de paysages m’ont offert la possibilité de fusionner les aspects artistiques et engagés inscrits dans mes gènes avec mon amour profond pour la nature, transformant ainsi ma passion en bien plus qu’une simple profession. Mon inspiration provient souvent de la diversité des paysages naturels et culturels qui m’entourent. En Afrique du Sud où j’ai passé mon enfance et au Maroc où je réside depuis plus que trente ans, la richesse de l’histoire, l’architecture traditionnelle, les couleurs vibrantes et les paysages variés ont joué un rôle essentiel dans ma créativité.

L’impératif de concevoir de manière durable et d’aspirer à un impact positif sur les communautés constitue une motivation puissante pour moi. Les oasis, les jardins traditionnels et les techniques d’aménagement spécifiques à la région ont été des sources d’inspiration majeures. Mon objectif constant a été de fusionner de manière harmonieuse la nature et la culture locale dans mes projets, en créant des espaces propices à la durabilité, à la beauté esthétique et au bien-être des habitants.

L’esplanade en bord de mer de Taghazout Bay, lauréate d’un concours de design, conçue en collaboration avec des collègues de Crearchi, dont Carey est partenaire. 2021-2022

A+E // Pouvez-vous nous parler de la philosophie qui sous-tend votre approche en matière de conception paysagère et comment cette philosophie s’est reflétée dans le projet pour lequel vous avez été récompensée ?

C. D. : Ma philosophie en matière de conception paysagère repose sur l’idée fondamentale que les espaces extérieurs ne sont pas simplement des lieux physiques, mais des environnements vivants ayant un impact profond sur les individus, les communautés et l’environnement. Mon approche vise à créer des espaces qui vont au-delà de la simple esthétique pour devenir des lieux fonctionnels, durables et inspirants, où émerge un genius loci. La durabilité est un pilier central de ma philosophie. Cela englobe l’utilisation judicieuse des ressources, la préservation de la biodiversité, la promotion de pratiques respectueuses de l’environnement et une intégration harmonieuse avec le contexte local. Les projets que je conçois cherchent à établir une connexion entre l’homme et la nature, encourageant ainsi un mode de vie plus respectueux de l’environnement. Cela peut parfois s’avérer plus facile à dire qu’à faire, car les clients sont souvent attachés à l’idée qu’une pelouse verte est à la fois belle et essentielle. L’inclusivité est une autre valeur fondamentale à mes yeux. Les espaces extérieurs doivent être accessibles à tous, favorisant ainsi le bien-être et la cohésion sociale. Cela implique de prendre en considération les besoins variés des communautés et de concevoir des espaces qui reflètent la diversité culturelle tout en respectant l’identité locale.

Noor, crédit photos : Carey Ducan

En réalité, ce prix n’a pas été décerné pour un projet spécifique, mais plutôt pour ma contribution tout au long de ma carrière. Pour citer le président de l’IFLA en ce qui concerne mes réalisations « Son portefeuille reflète une riche tapisserie de projets qui fusionnent harmonieusement l’innovation et la tradition, la gestion de l’environnement et la sensibilité culturelle, et la perspective mondiale et le contexte local ». Je pense que mon approche holistique et novatrice est mieux illustrée à travers deux projets que j’ai menés au sein du Complexe Solaire Noor à Ouarzazate. Le premier implique la conversion de 700 000 m3 de déblais en une installation permanente qui offre actuellement une vue imprenable sur le complexe solaire, les vallées environnantes, et au loin, vers le nord, les montagnes de l’Atlas. Le second projet, également dépourvu de végétation, représente un « champ de tournesols » symbolique au cœur du bloc d’alimentation d’une des stations du complexe. Il est évident qu’il n’y a pas de solution « taille unique » en matière de projets paysagers. Ces deux projets ont été également finalistes dans le Prix de l’Art International Arte Laguna dans les éditions 14 et 16.

Bien sûr, j’ai également à mon actif d’autres projets plus traditionnels, comprenant des parcs, des abords de voirie, et des résidences à Casa Green Town pour la CGI, ainsi qu’à Marrakech. L’esplanade et le parc de la Medina de Taghazout Bay, lauréats d’un concours et réalisés avec mes associés à Crearchi, représentent un autre exemple de projet aux objectifs multiples et aux défis pédoclimatiques venant compliquer l’équation.

Au-delà de mon portfolio, ce prix, selon les mots du président de l’IFLA, est « … une reconnaissance de son travail en coulisses, de sa défense des principes de durabilité, de son soutien aux nouveaux talents et de son engagement à promouvoir la profession en Afrique et au-delà, qui n’est pas toujours sous les feux de la rampe ».

A+E // Comment votre travail contribue-t-il à la préservation de l’environnement et à la durabilité dans le domaine de l’architecture paysagère au Maroc ?

Noor, crédit photos : Carey Ducan

C. D. : À cette question, j’aimerais pouvoir proclamer haut et fort que mon travail a contribué de manière significative dans ce sens au Maroc. Cependant, la réalité est que mes efforts, tout comme ceux d’autres architectes-paysagistes au Maroc, demeurent malheureusement assez limités. Notre métier est souvent mal compris, et il est rare de trouver un client disposant du temps ou de la conscience nécessaires pour apprécier l’impératif de préserver en priorité la biodiversité afin de sauvegarder notre planète. Tant que nous continuons à défricher sans discernement pour construire, pour ensuite replanter, en créant de vastes pelouses parsemées de quelques arbres exotiques, la préservation de l’environnement reste compromise. Dans les approches de certification HQE auxquelles nous sommes parfois amenés à aspirer, il semble que l’on « marque des points » davantage que l’on n’adopte véritablement une philosophie de développement durable. L’économie et le coût ont tendance à primer sur tout. Tant que nos pépiniéristes ne suivent pas en assurant la disponibilité des plantes autochtones pour les projets paysagers, il demeure très difficile de concrétiser pleinement les idées et les principes que nous souhaitons mettre en avant.

A+E // Comment envisagez-vous l’évolution de l’architecture paysagère à l’avenir au Maroc, notamment en termes d’innovations et de tendances ?

C. D. : Au Maroc, tout comme dans d’autres pays d’Afrique, la profession d’architecte-paysagiste ne bénéficie pas d’une reconnaissance formelle. Cette absence de reconnaissance contribue à semer la confusion dans l’esprit du public concernant les rôles spécifiques des différents acteurs dans le domaine du paysage. Ce n’est pas rare qu’on trouve des gens qui prennent la pépiniériste (qui ne refuse pas) pour concevoir le jardin, et le paysagiste (qui ne refuse pas non plus) pour apporter des plantes !

De plus, les divers chemins menant à la profession d’architecte-paysagiste créent une diversité de formations, sans qu’il y ait encore de consensus sur celles qui préparent le mieux les professionnels à une pratique compétente, responsable et éthique. Au Maroc, il est crucial d’établir une unité et un esprit collaboratif entre tous les métiers du paysage afin de clarifier les rôles respectifs et d’assurer une approche collective et harmonieuse.

Crédit photos : Jean Claude Laffitte

A+E // Enfin, comment espérez-vous que votre travail puisse continuer à inspirer et avoir un impact positif dans le monde de l’architecture paysagère au Maroc et à l’international ?

C. D. : Je m’apprêtais à ralentir et à profiter d’une vie plus paisible, mais ce prix a agi comme un catalyseur, me poussant à continuer sur ma lancée ! En conséquence, je suis plus engagée que jamais au niveau international avec l’IFLA, participant activement à plusieurs groupes de travail portant sur les normes de pratique de la profession, le partage des connaissances et des ressources. Sur le continent africain, je maintiens mon implication au sein du comité exécutif de l’IFLA Afrique et mon travail de développement du African Landscape Network (ALN) et participant sur le panel éditorial de l’African Journal of Landscape Architecture (AJLA).

Au Maroc, je siège au bureau de l’Association des Architectes-Paysagistes du Maroc (AAPM). Récemment, j’ai également accepté le poste d’enseignante-chercheuse à l’école SAP+D de l’Université Mohamed VI Polytechnique, où j’enseigne l’architecture de paysages aux étudiants en architecture de troisième année. L’objectif n’est pas nécessairement de les former en tant qu’architectes-paysagistes, mais plutôt de les sensibiliser aux enjeux et aux opportunités liés à la compréhension de la composante paysagère d’un site ou d’un territoire. Après cela, qui sait ? La porte pourrait peut-être s’ouvrir pour la création d’un programme dédié dans une nouvelle université avec un nouveau départ ?


PRIX DU PRÉSIDENT DE L’IFLA 2023 

Ce prix, attribué par le Président de l’IFLA, célèbre une personne exceptionnelle dont l’engagement bénévole au sein de l’IFLA a profondément marqué la profession mondiale de l’architecture de paysages.

Lors de la cérémonie inaugurale du congrès mondial de l’IFLA 2023, qui s’est tenu le 28 septembre au Safari Park Hôtel de Nairobi, le président de l’IFLA, Bruno Marques, a annoncé que l’architecte paysagiste Carey Duncan avait été désigné lauréat du Prix du Président de l’IFLA 2023.


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